L’inconvertibilité des billets a donc constitué un capital volumineux et l’origine de ce capital est due au fait que le salarié livre son travail au comptant, au fur et à mesure qu’il dépense ses forces productives, intellectuelles et physiques, tandis qu’en contrepartie il est réglé par des reconnaissances de dette sans mention d’intérêt ni indication d’échéance. On ne prête qu’aux riches, dit-on. Il faudrait plutôt dire qu’à ceux qui sont vraiment riches, et par conséquent vraiment puissants, on prête sans intérêt et pour toujours.
Le capitalisme de grand-papa a donc évolué. Du temps de Karl Marx le travailleur vivait dans des conditions très pénibles et, depuis lors, la conquête du pouvoir politique, rendue enfin possible par le suffrage universel, a amélioré son sort d’une façon considérable.
Mais cependant, du temps de Karl Marx et jusqu’en 1914, l’employeur payait ses employés en pièces d’or; les billets non productifs d’intérêts, émis par les grandes banques d’émission constituaient un privilège accordé à ces dernières, dont la bourgeoisie restait pratiquement seule à supporter le poids, ce qu’elle faisait sans contestation, les avantages de cette organisation fiduciaire étant bien supérieurs à l'insignifiant manque à gagner que cela représentait pour elle.
Par contre, depuis 1914-1918, et surtout depuis la dernière guerre, la haute finance a découvert les possibilités immenses que lui offrait la non-convertibilité des billets et leur cours forcé. Deux avantages décisifs, qui ont créé véritablement, aussi bien dans les pays socialistes que dans les pays capitalistes, le super-capitalisme, c’est-à-dire la libération inconditionnelle du grand capital face aux prolétaires et d’une façon plus générale à tous les producteurs.
Le premier avantage c’est que, si l’or n’a jamais à être remboursé, l’or n’est plus un moyen de règlement et il est donc inutile d’en posséder. Ceux qui le détiennent peuvent donc le vendre au marché parallèle, puisqu’ils ne sont plus contraints de le rendre à leurs légitimes propriétaires. Il suffit aux instituts d’émission de multiplier les promesses, c’est-à-dire d’émettre un nombre suffisant de billets marqués francs, marqués livres, marqués dollars, pour que les échanges commerciaux puissent s’effectuer sans problèmes immédiats. Comme il n’y a pas un seul institut d’émission mais plusieurs, une petite couverture-or est cependant nécessaire pour faciliter le clearing des comptes internationaux.
Entre elles évidemment, les grandes banques pratiquent la convertibilité du Gold Exchange et le cours forcé des billets n’est pas d’application internationale. Comme disaient les Latins : « deux augures ne peuvent se regarder sans rire. » Mais cette couverture-or peut varier dans de larges limites. De même que l’on peut remplir un bock avec beaucoup de bière et peu de mousse ou avec peu de bière et beaucoup de mousse.
Le second avantage n’est pas mal non plus. Au lieu de placer leurs billets dans une petite clientèle de gens riches, les banques d’émission ont maintenant pour clients toute la population, pauvres et riches. L’ensemble des billets de banque en circulation dans le Monde représente un prêt gigantesque obtenu sans intérêt, renouvelable à perpétuité par tacite reconduction en faveur d’une communauté bien restreinte et bien fermée, d’un condominium de financiers qu’on a désigné en France lors des événements de 1936 par « les deux cents familles ». Ce prêt, cette accumulation énorme de travail, produit des intérêts, et même des intérêts composés, il sert à financer la construction de toutes les machines et de toutes les usines grâce auxquelles les travailleurs peuvent travailler, grâce à quoi les travailleurs pourront être exploités. De telle sorte que les travailleurs eux-mêmes fournissent à leurs exploiteurs le capital de départ nécessaire à cette exploitation. À qui donc s’adresser, sinon aux travailleurs eux-mêmes, pour briser ce cercle vicieux ? Eux-mêmes ont forgé leurs chaînes, eux seuls pourront les briser.