[1. Le mode de paiement du salaire]

Quand un salarié travaille, la valeur de son effort s’incorpore à l’objet sur lequel son activité s’exerce d’une façon continue, mais le salarié n’est rémunéré que de temps en temps, chaque quinzaine ou chaque mois, quand la somme qui lui est due a atteint un chiffre qui vaut la peine d’être versé.

Rien de plus raisonnable que cette façon de faire; je n’écris pas cela pour la critiquer en aucune manière. Je le fais pour que l’on remarque une chose. C’est qu’en attendant d’être payé, le travailleur fait confiance à l’entreprise qui l’emploie et qu’en termes de finance cela veut dire qu’il lui accorde un crédit. Encore une fois, cela est raisonnable puisque l’entreprise elle-même doit attendre pour vendre l’objet fabriqué que ce dernier soit achevé afin qu’elle puisse le livrer à sa clientèle et en recouvrer la valeur.

Mais ce crédit n’est pas indéfini et prend fin les jours de paie. Ces jours-là le travailleur doit rentrer en possession de son bien. Et comme il a avancé des heures de travail, il doit recevoir des heures de travail, ce qui n’est pas le cas actuellement.

S’il est payé en or, ou dans une monnaie rattachée à l’or par un rapport fixe et défini, il s’agit évidemment d’un paiement. Mais d’un paiement doublé d’une transaction commerciale. Il y a troc. Ses heures de travail lui ont été échangées contre un certain poids d’or selon un certain taux. Il s’agit donc entre l'employeur et l’employé d’une négociation qui se règle par un marché et qui, comme tous les marchés, est soumis à la loi de l’offre et de la demande, car l’or n’est en somme qu’une marchandise. Et comparer la valeur du travail fourni à la valeur de l’or n’est possible qu’à la condition de trouver que le travail lui aussi est une marchandise et que, comme telle, sa valeur est sujette à variations.

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C’est le point de vue capitaliste et le point de départ du système capitaliste. Dans cette affaire la question n’est donc pas de savoir si la transaction commerciale qui accompagne le règlement des heures de travail du salarié est pour lui une bonne ou une mauvaise affaire. Elle est de savoir si le travail a vraiment une valeur variable suivant la conjoncture, si sa valeur monte quand le prix de l’or monte et diminue quand le prix de l’or descend, et, à la limite de ce raisonnement, s’il pourrait quelquefois être désavantageux de travailler.

Voilà déjà pour ceux qui veulent accorder au travail une valeur absolue, en l’adoptant comme unité de valeur, une première critique à formuler contre ce mode de paiement. Mais on peut en formuler immédiatement une seconde, car de toutes façons il n’y a plus assez de pièces d’or dans le Monde pour payer chaque quinzaine ou chaque mois toutes les heures de travail qui sont dues. Toutes ces heures sont maintenant payées par des billets de banque émis par des instituts d’émission. C’est-à-dire que les travailleurs sont aujourd’hui payés par des promesses de paiement. Et comme les billets de banque sont inconvertibles, il s’ensuit en toute logique qu’il s’agit de promesses de paiement sans indication de date. On peut en bon français exprimer cela d’une manière un peu différente : ces billets de banque sont des promesses de ne jamais payer.

Ainsi, après avoir consenti à son employeur un crédit normal, le travailleur est amené à consentir à l’institut d’émission un crédit perpétuel, donc tout à fait anormal. En d’autres termes, les travailleurs, comme d’ailleurs tous ceux qui détiennent des billets de banque, prêtent leur travail sans intérêt.

Naturellement le travailleur s’en moque, puisque la même loi qui a décrété l’inconvertibilité des billets en or a en même temps donné aux billets de banque un cours forcé et un pouvoir libératoire. Par conséquent, s’il peut avec les billets par lesquels on le règle régler lui-même les achats qu’il fait, et même acheter de l’or s’il en a envie, en quoi serait-il lésé ?

Il est lésé dans la mesure où il n’échange pas contre des marchandises les billets qu’il a reçus, dans la mesure où il détient encore des billets. Si, en moyenne, d’un bout de l’année à l’autre, il se trouve pour 100 F de billets dans son portefeuille, il aura en une année perdu l’intérêt annuel de 100 F, ce qui est évidemment une perte insignifiante, surtout si on la compare à toutes les injustices qu’il subit à d’autres titres. Mais les petits ruisseaux forment une grande rivière. Et l’addition d’une infinité de petites pertes insignifiantes forme un total considérable : le capital ainsi prêté est représenté exactement par la somme de tous les billets mis en circulation par l’institut qui a émis les billets et qui est en France la Banque de France.

Toutes ces pertes peu importantes forment un profit fort important. C’est toujours le même problème. Si 50 millions de Français donnaient chacun un franc à une seule personne, aucun d’eux n’en souffrirait et cette persorme s’enrichirait de 50 millions de francs. Mais cette accumulation de capital pourrait devenir pour chacun des donateurs une source de souffrance, car elle donne à son possesseur un pouvoir dont il pourrait faire mauvais usage. C’est le principe même du capitalisme que d’accumuler, et quand cette personne est l’État, comme en régime communiste, il s’agit d’une accumulation parfaite et donc d’un pouvoir absolu.