[3. L'origine du capital (la part de Dieu)]

Dans les chapitres précédents, j’ai divisé en deux parties le prix de revient global de fabrication de l’entreprise. Si on appelle T toutes les dépenses salariales, c’est-à-dire tout ce qui, indirectement ou directement, est versé aux travailleurs comme salaire de leur activité, on appellera C, pour représenter le rôle du capital, toutes les autres dépenses, amortissements inclus, de telle sorte que l’on ait l’équation :

 P = C + T

P étant le prix de revient global.

Cela convenu, essayons de nous représenter les dépenses dont la somme constitue la lettre C et, pour mieux fixer nos idées, prenons un exemple concret. Supposons donc que l’entreprise dont il s’agit soit un tissage de lin. Dans un tissage de lin, la matière première utilisée est naturellement du fil de lin. Le directeur du tissage achètera donc du fil de lin qu’il paiera. Dans la somme versée sera compris le bénéfice du filateur, s’il est possible, et le prix de revient du fil :

  B’ + (C’ + T’)

Donc une partie de l’argent donné au filateur servira à payer les salaires du personnel de la filature (T’).

Dans l’équation P = C + T du tisseur, le chiffre C représentera donc l’addition de toutes les transactions de cette nature; le chiffre P vaudra donc :

  P = T + n(B’ + C’ + T’)


La part du travail apparaît donc accrue, puisqu’elle n’est plus représentée par T mais par T + nT’.

Mais ce calcul peut se répéter. La décomposition des dépenses C’ du filateur, peut se faire de la même manière. Le filateur achète à son fournisseur, le rouisseur-teilleur, de la filasse de lin. Le teilleur utilisera une partie de ce règlement pour payer le salaire de ses ouvriers; l’autre partie sera principalement consacrée à l’achat de lin en paille à partir de laquelle le teilleur obtiendra sa filasse.

Le cultivateur enfin, qui aura vendu le lin en paille pourra payer son personnel, rémunérer son activité propre et régler ses fournisseurs, parmi lesquels le fournisseur de graines de lin avec lesquelles il a ensemencé son champ. Enfin, il aura à sa disposition, du moins faut-il l’espérer, un reliquat grâce auquel il pourra payer le loyer, la rente du champ qu’il aura cultivé et semé, et d’où il aura tiré sa récolte.

Un tel calcul peut être fait à partir de n’importe quelle dépense que le tisseur aura faite. Tout finit par des salaires et des bénéfices antérieurs. Après être devenu C’, puis C", puis C"’, le chiffre C représente en fin de compte (à part la rente du champ au sujet de laquelle je me propose de revenir plus loin), la somme des salaires qui n’ont pas été versés dans l’entreprise de tissage mais auparavant. Tout est Travail : un objet fabriqué, c’est en somme du travail condensé.

En lui-même le travail est un terme abstrait, quelque chose d’immatériel, qui n’a pas de poids, comme la vapeur d’eau présente dans l’atmosphère. Quand cette vapeur se condense, et forme un nuage, et qu’il pleut, ces millions de gouttes de pluie qui tombent se rassemblent en ruisseaux et les ruisseaux forment une rivière. L’homme remplit un verre d’eau et boit. Il possède et consomme quelque chose de matériel et de pesant. Tel est le capital. Si l’on examine maintenant à quoi correspond la rente d’un champ on verra que, de même que l’eau est entièrement composée de vapeur condensée, de même le capital est entièrement composé de travail matérialisé.

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Reste la rente du champ où la tige de lin pousse.

La rente d’un champ doit se décomposer si on l’analyse en deux rémunérations distinctes, car un champ possède une double valeur :

  1. Sa valeur initiale, originelle, antérieure à sa culture et au défrichement même du sol, valeur qui dépend de la nature de ce sol et de sa situation climatique, une valeur que l’on pourrait sans doute appeler sa valeur géographique.
  2. Une valeur ajoutée qui fait que le sol est un champ et qui représente toute la peine qui, depuis des générations, a été consacrée au travail de ce sol.

Il est évident que cette valeur ajoutée est le fruit du travail. C’est une entreprise agricole poursuivie depuis des années ou quelquefois des siècles. Et, si c’est une entreprise, il suffit de la comparer à celle du tisseur de lin pour s’apercevoir que cette valeur ajoutée matérialise un travail antérieur. C’est une œuvre humaine.

Quant à la valeur initiale, la valeur géographique, c’est ce qu’on appelle un bien de nature, c’est-à-dire une fraction d’un bien indivisible appartenant en commun à toute la collectivité humaine. Ce n’est donc pas du travail et, si l’on adopte la définition selon laquelle un capital est du travail condensé, ce n’est pas non plus un capital. En fait, la création c’est cela; c’est-à-dire le travail d’un Dieu créateur, formant le Monde à partir du néant. Tout ce qui existe a donc absolument, entièrement, le Travail comme origine. Le Travail du Créateur, donne les Biens de nature; Les Biens de nature travaillés par l’homme aboutissant au capital qui n’est qu’un résultat. Résultat que l’on consomme pour vivre ou que l’on épargne pour vivre mieux. Le capital, ce sont les choses de la vie, le travail en est le souffle.

En définitive, le Travail est l’origine et le capital le résultat. Tout part de l’un pour aboutir à l’autre. Mais cependant, si on fait intervenir Dieu dans le raisonnement, une question se pose : « Qui paiera Dieu? »

En fait, les biens de nature sont un don de Dieu à la collectivité humaine, à l’Humanité. C’est donc envers l’Humanité que celui qui utilise un bien de nature à des fins particulières contracte une dette.

Tout appartient à tous et aucun partage ne peut être valable. Le Monde est indivisible et restera toujours un bien de communauté; l’Humanité est indivisible et restera toujours propriétaire unique de ce monde indivisible.

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Cependant, pour tirer parti des biens de nature, il faut d’une façon ou d’une autre en attribuer l’exploitation à des personnes, il faut en quelque sorte, justifier le droit que certains possèdent de s’approprier une fraction du domaine commun. Il le faut bien afin que leur travail s’applique à une réalité initiale et la féconde. L’homme ne peut créer, il ne peut que transformer; il lui faut donc une matière première pour utiliser sa puissance de travail, et cette matière première, point de départ de son activité, est un bien collectif. Il lui faudra donc acheter le droit d’en tirer parti et c’est par le paiement d’un impôt qu’il pourra s’acquitter envers la collectivité de sa dette. Par exemple, s’il extrait du charbon de la terre, il devra acheter ce charbon. S’il occupe un sol, il devra se considérer comme un locataire de ce sol et chaque année, en payant l’impôt foncier, le possesseur du champ doit se rappeler que s’il est le propriétaire de ce champ, il n’est que le locataire du sol qu’il occupe à titre privé, et que l’impôt foncier représente un loyer. Ce n’est qu’en payant ce loyer qu’il se trouve en règle et qu’il peut bénéficier de la protection des lois.

Dans une telle perspective, la petite fraction de prix de la toile de lin, qu’il a été jusqu’ici impossible de transformer en travail, sinon de la manière que j’ai dite, le devient en entrant dans les caisses de l’État. L’impôt, couvrant les dépenses de la collectivité, rémunère tous les services rendus à la collectivité par des personnes, fonctionnaires ou autres, qui travaillent, selon la même décomposition qui s’est produite quand on a analysé la dispersion du chiffre C dans l’exemple du tissage de lin.