[4. Nouvelle définition du capital]

En définitive il est juste d’affirmer que toute richesse provient du travail, complètement, absolument. C’est pourquoi on peut rassurer ceux qui pensent que la totalité du profit doit revenir au travailleur. Mais on trouve aussi la même légitimité dans la règle de répartition des profits. La nécessité de ce partage demeure inattaquable car la somme :

  C + T

peut s’exprimer ainsi :

  Travail antérieur + travail actuel.

Ainsi dans le partage, le capital représente les droits des travailleurs antérieurs. Le profit ne doit pas être le bien du dernier venu, mais le bien de tous ceux qui ont contribué à le réaliser. Le capital sert à opérer un juste partage entre hier et aujourd’hui et c’est en cela que consiste son utilité. C’est à cela qu’il sert; c’est une cloison entre les activités humaines et, c’est d’ailleurs cette cloison qui crée le profit.

En effet, sans une telle séparation entre le travail antérieur et le travail actuel, le profit du travail, qui est en somme un avantage personnel et privé, disparaît, noyé dans un océan collectif. Le travailleur ne serait pas avantagé par rapport au reste de l'humanité et se désintéresserait de son travail. Il ne travaillerait que contraint et forcé; autrement dit il serait asservi. La vie n’aurait donc plus pour lui aucun sel puisqu’il n’y aurait plus pour lui aucun enjeu.

Pour lui donner un enjeu, et par conséquent du goût pour l’activité et l’effort, il est nécessaire que le travailleur fasse partie d’une société à nombre de participants limité. À ce moment, il lie son sort à celui d’un certain nombre d’associés mais il peut, avec la collaboration de ces derniers, réaliser un profit partiellement collectif. Ce profit est limité mais il sera palpable et, si un partage équitable à lieu, il aura une part réelle et non moins palpable de ce profit. Il sera donc intéressé, à la fois par son travail et par le fruit de son travail. Entre l’activité d’un homme solitaire et l’activité du Monde entier existe un moyen terme : l’association d’un certain nombre de personnes qui additionne les avantages du travail collectif et ceux d’un profit particulier.

Le capital permet précisément de fonder de telles associations en établissant une frontière entre les membres de l’association et les autres, fournisseurs et clients.

En effet, il permet d’opérer une distinction entre le salarié-associé et le salarié extérieur à l'entreprise. Au Premier, en lui réglant son salaire, l’entreprise lui donne seulement un acompte; elle n’est pas quitte envers le travailleur qui garde intacts ses droits ultérieurs à une part du profit.

Par contre avec le second, ou plutôt avec le chef d’entreprise qui représente les seconds, l’entreprise conclut un accord définitif. Elle achète à un prix ferme, déterminé par la loi de l’offre et de la demande, une marchandise, et, en acceptant cette transaction, le vendeur libère l’acheteur de toutes les obligations que ce dernier pouvait avoir vis-à-vis de tout le travail antérieur. Le vendeur, en établissant son prix de vente, a prévu d’y incorporer un certain bénéfice qui représente le profit du travail antérieur. I1 s’interdit donc de réclamer une part du profit qui se dégagera ultérieurement à partir de la marchandise qu’il aura vendue et sur laquelle un travail supplémentaire aura été appliqué. Une séparation s’est donc créée, qui distingue le présent du passé.

Ainsi le capital de l'entreprise a donc permis de négocier les droits du travail antérieur; au sein de l'entreprise, ses droits à une part des profits représentent les droits des prédécesseurs en travail qu’il a désintéressés par une opération légitime et dont il prendra la place au moment où le profit de l'entreprise est évalué et partagé.

De la même manière, quand le chef d’entreprise vend la production de l’entreprise à sa clientèle, il a soin d’inclure, dans le prix ferme auquel il a conclu le marché, le bénéfice qu’il entend réaliser et, ce faisant, s’interdit de s’interroger plus tard sur le bénéfice possible que sa clientèle entend tirer de son achat, puisque, vis-à-vis d’elle il a négocié les droits de son entreprise d’une manière forfaitaire et définitive.

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Et maintenant résumons-nous. Non seulement il est certain mais il est en outre évident que le travail est la source première de tout profit. Ceux qui veulent défendre ses droits ont donc raison. Mais ils doivent bien convenir, justement à cause de cela, que le capital est du travail, que l’on n’a pas consommé, que l’on a épargné dans le but de s’en servir d’une manière différente. Et que c’est en procédant ainsi, que l’humanité a pu inlassablement améliorer son ordinaire. Le capital est donc d’une utilité extrême. Rien n’est possible sans lui puisque personne ne peut travailler sans avoir d’abord été nourri pendant de longues années; rien n’est facile sans lui, c’est-à-dire sans outils. Le capital est ce qui reste du travail de nos prédécesseurs, c’est-à-dire en grande partie de ceux qui sont morts. C’est l’acquis conservé, le passé du temps présent. Entre la Gaule de nos ancêtres, où près des quatre cinquièmes du sol étaient couverts de bois et la France d’aujourd’hui, s’est opéré au cours des âges une capitalisation énorme de travail, difficile à chiffrer mais qu’il est aisé de constater. Cette capitalisation ne peut être un sujet d’horreur. Seulement le fait que, par l'imperfection des lois, tout ce capital soit si mal réparti et soit devenu le monopole d’une classe, est aberrant. Le capital doit être émietté, la propriété privée renaître. Sinon le monopole d’une classe deviendra un jour le monopole de l’État et l’arme absolue de sa toute-puissance.

Conséquence pratique, préalable nécessaire à l’introduction dans la vie économique du partage des profits, la transformation des statuts actuels des sociétés commerciales. Cette opération doit être le premier coup de canon de la lutte contre ce que Bertrand Renouvin appelle le « désordre établi ». Sur le plan politique, le peuple dispose d’un droit : le suffrage universel. Que ce droit lui serve à acquérir ce même droit de vote dans l’ordre économique. Il s’agit d’imposer dans la vie économique de nouvelles règles, aptes à désarçonner les puissants du jour et l’arbitraire de leurs décisions. Le chapitre suivant va s’attaquer à cette question.