[2. Vers une seconde carrière]

Voilà donc organisées par les soins de l’État, les ressources en main-d’œuvre non qualifiée de l’Économie Nationale. Sans faire appel à l'immigration, l’activité économique intègre chaque année son contingent de jeunes et poursuit son développement. Toute une population active travaille d’un côté, s’instruit de l’autre, épargne et dépense. Grâce à cette diversité dans l’effort, avançant du pied droit, puis de l’autre, elle bouge, elle progresse, elle se cultive et s’épanouit dans une vie ordonnée dans ce but. Les différences sociales sont en pleine confusion et tendent à s’évanouir; les différences de revenus diminuent et comme elles correspondent dans une large mesure aux différences d’âge, elles sont moins marquées et semblent aller de soi. L’atmosphère sociale ressemble à celle d’un grand lycée où chaque classe développe sa propre culture sans envie vis-à-vis des degrés supérieurs, sans dédain envers les débutants, puisque toutes ces inégalités dans le savoir ont pour raison magistrale une différence envers laquelle on serait bien fou de s’insurger et qui est l’âge, la date de naissance de chacun. Et à dire vrai, si jamais quelque envie apparaissait, elle ne pourrait que se manifester à la fois dans l’un et l’autre sens.

Cependant, la Nature toujours présente fait sentir son pouvoir et dans cette armée en marche vers une existence plus dorée, les différences originelles de chacun apparaissent clairement dès le départ et pendant tout le trajet, un trajet qui, grossièrement chiffré, consiste en somme à passer, en ce qui concerne le salaire, de l’échelon 1 à l’échelon 5 que j’ai, on s’en souviendra, arbitrairement choisi comme l’échelon maximum. Inutile de se faire des idées : dans cette armée en marche il y aura des traînards tandis que d’autres par contre effectueront le parcours au pas gymnastique. Au reste, un traînard n’est pas ipso facto un homme à plaindre. Il peut y avoir bien des raisons parfaitement valables pour justifier son retard, à commencer par son bon plaisir. Il peut parfaitement s’intéresser à autre chose qu’à ce concours où il n’est simplement qu’invité. Il n’y a pas d’offense s’il préfère s’y soustraire, et aujourd’hui comme demain, de tels exemples abondent et abonderont toujours.

D’autres traînards encore, d’autres qui marchent à pas comptés n’atteindront jamais l’échelon définitif. Il s’agit d’une course contre la montre en fait. D’un côté la progression, de l’autre la fuite des ans. Un jour la vieillesse s’installe : la halte en cours de course, la retraite, le repos.

Mais beaucoup doivent parvenir au bout de la carrière. La moyenne devrait pouvoir accéder aux emplois supérieurs, là où il n’y a plus de pente et où l’on peut progresser en terrain plat. Et beaucoup encore, il faut le penser, feront mieux que de « finir dans les temps ». Il faut même le souhaiter. Dans un pays, une élite est indispensable à sa prospérité pour ne rien dire de son éclat. Et il est d’une importance majeure qu’il s’agisse de gros bataillons. Ce sont les champions qui popularisent le sport; il est donc juste que le sport produise des champions.

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Mais toute cette mise en programme d’activité économique avec du reste son corollaire inévitable dans le secteur de l’enseignement, fait surgir un problème, un problème d’autant plus important que la programmation s’est révélée efficace. Il faut trouver un exutoire à l’encombrement logique des hauts-emplois. Ici encore l’État se doit d’intervenir. De même qu’il a fourni en main-d’œuvre sans profession l’économie nationale, de même il est de son devoir de la soulager des cadres excédentaires qui menaceraient d’encombrer les hauts-emplois et de freiner par conséquent le cours normal des ascensions professionnelles. Tout doit se passer comme si l’État, ayant fourni aux professions des manœuvres, les retrouve « élites » pour les services publics.

Car il serait absurde de condamner à la retraite, du seul fait qu’ils soient parvenus en haut, des cadres dont le seul défaut serait d’être en surnombre. Surtout des cadres d’élite, puisque ce seraient ceux-là qui auraient été les plus actifs et les plus rapides à gravir la pente qui seraient visés en premier. Aux hommes de valeur qui ont terminé leur carrière les premiers, encore assez jeunes donc, s’offre une seconde carrière. C’est logiquement au service de l’État que cette seconde carrière devra être consacrée.

Mais, ici, le cas n’est plus celui de l’incorporation dans les bas-emplois où il s’agissait d’un service obligatoire. Ici l’État n’oblige pas, il permet. L’État autorise ceux qui quittent une carrière poursuivie à des fins strictement privées à poser leur candidature à des emplois publics, L’État recrute pour son corps de fonctionnaires des sujets ayant déjà fait leurs preuves et en mesure de s’occuper avec compétence et dévouement des intérêts de tous, après s’être montrés eux-mêmes capables de bien avoir géré les leurs propres. Puisant ainsi dans les sources les plus variées l’État peut ainsi, avec une formation administrative convenable, disposer de serviteurs compétents dans chaque domaine, expérimentés de par leur carrière précédente et désintéressés.

Une possible « seconde carrière » est donc le meilleur exutoire qui s’offre pour décongestionner les hauts-emplois de l’activité économique car cette solution se base sur un certain nombre de départs volontaires.

Un certain nombre seulement, car le problème qui se posera aux intéressés le sera d’une manière telle qu’il comportera toujours deux solutions : partir ou rester. C’est d’un dilemme dont il s’agit et que chacun tranchera en toute liberté, le choix final dépendant en dernière analyse de sa propre personnalité.

De deux choses l’une : ou bien l’intéressé se sentira « arrivé », il se sentira parvenu au point souhaité sous le rapport de la fortune, ou bien non.

Dans la négative il poursuivra son activité privée jusqu’au jour où il se sentira enfin « arrivé ». S’il aime trop la richesse, ce jour là ne viendra jamais et c’est un serviteur dont l’État ne regrettera pas l’absence.

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Dans l'affirmative, l’homme qui se sent arrivé descend du train. En quittant le train de la fortune et en montant dans celui des honneurs, sa vie change de sens. Dès qu’il cesse de vouloir s’enrichir, il devient honorable dans cette seconde carrière, par le seul fait de l’avoir embrassée, et l’État ne peut que trouver avantage à une telle sélection préalable, et si conforme à la nature humaine de ses serviteurs.

Nous voici loin de la relève de l’immigration étrangère par des garçons de 20 ans, et pourtant un statut social équitable doit permettre dans cette ascension ouverte à tous une concurrence loyale, quel que soit le but poursuivi, c’est depuis la ligne de départ que la course commence. La conquête des plus hautes charges doit toujours débuter par la force physique des poignets.

Au sujet des fonctionnaires il est certain qu’il existe une telle variété dans les fonctions publiques que le modèle de fonctionnaire dont je viens de décrire l’origine ne peut être intégralement utilisé comme un calque à tort et à travers. D’autre part, il n’entre pas dans le cadre de cet ouvrage d’entrer dans des descriptions détaillées. Quand on considère les cas d’espèces, les exceptions, la variété des emplois, on devine que les idées directrices qui me guident dans cet exposé exigeraient, pour être mises en forme, des études approfondies que je n’ai nullement l’intention d’entreprendre. Pour ne citer qu’un exemple, au hasard, la situation des travailleurs appartenant à des entreprises publiques, à des sociétés nationales, à des sociétés d’intérêt général, à ces organisations nombreuses donc, qui ne font pas de profit parce qu’elles ne désirent pas en faire, doit et peut se comparer à ceux de l’industrie privée. Des règles différentes devront nécessairement être édictées pour la sauvegarde de l’équité. Qui ne soient pas des exceptions mais des adaptations aux règles générales de justice distributive.

Mais de telles études sortiraient des limites que je me suis tracées. Justice, respect et primauté du travail, partages équitables auxquels les inspecteurs des finances pourront apporter leur caution, monnaie stable, honnête fiscalité, salaires évolutifs enfin grâce à l’éducation permanente, liberté de mouvements pour tous, telles sont les grandes lignes, tel est le programme social dont je veux être le défenseur. Certes, ce n’est pas un programme qui couvre tous les sujets de discussion, c’est cependant un programme qui ouvrira bien des débats et là se trouve tout son intérêt.

Mais jusqu’à présent il n’a été question que de problèmes d’ordre intérieur; c’est pourquoi je pense qu’il est bon de jeter un regard sur les relations extérieures qu’un pays ainsi décapitalisé serait tenu d’entretenir avec les autres États. C’est l’objet du prochain chapitre.