[1. Les bas emplois]

Quatre millions d’étrangers vivent en France et la moitié d’entre eux travaille. Dans les autres pays industriels la situation est analogue. La plupart de ces immigrés acceptent, du moins au début de leur séjour, d’accomplir des travaux pénibles. C’est pourquoi ils sont bienvenus car les travailleurs français s’efforcent de trouver des emplois mieux rémunérés.

Quoi de plus naturel. Le travail manuel est mal considéré, principalement à cause de la modicité des salaires. Les jeunes préfèrent acquérir dans des écoles spécialisées les connaissances requises pour faire leurs débuts dans la vie active avec un salaire sensiblement plus élevé; c’est une solution d’autant meilleure que la règle en vigueur est le travail à plein temps. Une fois entrés dans une activité professionnelle, il leur est certes possible de poursuivre leur formation mais, en tout état de cause, cette formation a des limites, et ne peut concerner que les plus forts. C’est une voie qui ne s’ouvre qu’à une minorité.

Tant qu’à faire, tous les jeunes qui ont, par un moyen ou par un autre, la possibilité d’accéder aux études supérieures s’orientent en grand nombre vers celles-là. Il s’agit d’un bon calcul, du reste facile à faire. C’est évidemment la méthode la plus sûre pour utiliser son temps avec le maximum d’efficacité. Si je préconise dans le chapitre précédent le travail à mi-temps, c’est tout simplement que j’estime cette façon de procéder louable, qu’elle doit devenir celle de tous, et non pas une formule réservée à ceux qui sont forts et à ceux qui sont riches. En régime capitaliste, le tout est de se trouver du bon côté de la barrière.

Mais cela ne résout pas le problème des bas-emplois qui est de déterminer par qui ils seront remplis. L’attrait du gain ne peut être une solution; l’installation de robots ne résoud pas le problème : c’est une méthode qui a plutôt tendance à multiplier les besoins en main-d’œuvre non qualifiée. Il ne faut pas oublier non plus que les immigrés eux-mêmes considèrent leur place comme provisoire, soit qu’ils envisagent de retourner dans leur pays, soit qu’ils imitent les Français.

En réalité, l’emploi de la main-d’œuvre immigrée n’est pas une solution ; c’est tout le contraire. C’est la preuve que la société actuelle ne trouve pas de solution. Pourtant l’activité économique du pays serait suspendue net si cette main-d’œuvre disparaissait. Tout aussi sûrement que si un jour tous les ingénieurs du pays faisaient la grève des bras croisés. On ne produit rien sans exécutants.

Pour trouver la solution qui manque, il faut d’abord et avant tout proclamer tout haut une vérité que chacun connaît tout bas. La vérité, c’est que la condition de manœuvre ne peut être qu’une situation temporaire, une activité d’attente, qui n’est acceptée que par force, faute de mieux, et dans laquelle on se trouve comme en prison, bref une activité pour laquelle il n’y aura jamais de volontaires.

Logiquement, la conclusion s’impose : faute de volontaires, il faut user de la contrainte. Contrainte envers qui? En toute justice il ne peut y avoir là de calcul ni de choix. La réponse est : envers tous. Cela nous concerne tous. Il s’agit là d’une obligation sociale. Dans une société organisée, où des corvées sont à remplir, il est juste que chacun à son tour s’y astreigne. C’est une question de simple organisation.

Comme il s’agit par définition d’activités proprement manuelles où le savoir ne sert de rien, il va de soi que ce service social auquel chacun devra se soumettre, s’accomplisse à l’âge où l’on ne sait encore pas grand chose, â l’heure où l’on ne peut déjà prétendre à un salaire élevé, et au moment où la force physique est encore en plein épanouissement. La solution logique consiste donc à accomplir cette charge durant sa jeunesse et de considérer cette obligation civile comme une sorte de droit d’entrée dans la vie professionnelle.

Une telle obligation à vrai dire ne constitue pas une innovation puisque l’obligation d’effectuer un service militaire est profondément ancrée dans les mœurs. Il ne s’agit vraiment que de transposer le problème de la défense militaire pour résoudre ce qui, en fait, constitue un problème de défense sociale.

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Cette transposition est facile. En effet, l’obligation du service militaire est une contrainte née de la nécessité pour la nation d’être en mesure de se défendre contre toute attaque éventuelle de son territoire et, en outre, de la conviction profondément ancrée dans notre conscience que cet appel au sacrifice suprême doit nous concerner tous. Une telle obligation a eu pour effet permanent de soumettre pendant un temps donné toutes les classes de la population à vivre en commun et sur un plan de parfaite égalité.

Une telle obligation subsiste, alors que la méfiance justifiée d’être envahis a disparu presque totalement, qu’il ne s’agit plus que d’une possibilité et même d’une pure et simple éventualité.

En regard de cette obligation militaire, combien devient-il aisé de justifier une obligation civile, dont le but est de rendre la promotion sociale possible et surtout équitable. Il s’agit d’une lutte contre la stagnation dans l’emploi; les vides créés au bas de l’échelle des salaires par une progression continue sur cette échelle doivent donc être systématiquement comblés. C’est une nécessité permanente qui réclame annuellement un effort entretenu. Il ne s’agit pas ici pour la nation de se préparer à faire face à une éventualité, mais de mobiliser une armée civile et de l’organiser en vue de la défense de valeurs d’ordre moral dont l’existence est toujours menacée et qu’il faut donc constamment sauver. Consacrer à ce combat une certaine part de son existence est donc pour chaque citoyen un devoir.

À quoi exactement correspond ce devoir ? Essentiellement à ceci : à l’occupation dans l’économie du pays de tous les postes de travail mal rémunérés, à se contenter de tous les bas salaires, à faire en sorte que, dans le pays tout entier, il ne soit plus possible pour le jeune travailleur, à l’expiration de son temps de service, de trouver un emploi où le salaire soit inférieur au salaire de base.

Tous les emplois où des salaires inférieurs seront pratiqués se trouveraient dans un tel cas occupés, remplis, couverts par les cadets de ce jeune libéré. Sa vie de travailleur libre commencerait donc sur les bases d’un honnête salaire, lui permettant de vivre dans de bonnes conditions et en particulier de fonder un foyer. En se référant à l’échelle des salaires on peut imaginer qu’il s’agirait d’une piastre à l’heure, salaire légal convenu.

Le but d’une telle obligation civile exclut évidemment toute possibilité d’organiser le système à la militaire, avec camps de travail et le reste. Bien au contraire, il devra s’agir de formules foncièrement libérales dans l’application. Du reste il importe de se rappeler que tout ceci est envisagé sur la base d’un travail à mi-temps, de sorte que chaque appelé disposerait de la moitié de son temps pour poursuivre son éducation, ce qui peut tout aussi bien signifier six mois sur douze qu’une semaine sur deux. Il s’agirait là de questions secondaires dont la solution sera d’ordre empirique.

À quel âges ces jeunes seront-ils appelés ? Ceci aussi est une question d’ordre pratique. Il faut naturellement qu’ils soient physiquement aptes, et il est évident qu’il n’est pas souhaitable d’attendre que leur formation professionnelle ou intellectuelle soit avancée. Quant à la durée de ce service, c’est, je pense, une pure question de statistiques puisque le but essentiel du service est de combler des emplois. Il est difficile d’avancer des chiffres dans l’ignorance des données de départ qui serviront à les fixer. Enfin quant aux avantages d’ordre moral, ils sont indéniables. L’égalité au départ de la vie est le plus sûr garant d’une authentique solidarité nationale.