[4. Éducation]

En révolutionnant l’ordre économique, ces deux aspects de la retraite prendront place dans les souvenirs d’une époque dont il convient de provoquer la disparition. D’une part, la conjonction simultanée du travail et de l'instruction ouvrira à tous des perspectives d’avenir jusqu’à présent réservées à un petit nombre de privilégiés; les galons et les étoiles ne seront plus chasse gardée mais des distinctions accessibles, sinon facilement du moins légitimement, aux soldats sortis du rang et aux tambours qui auront battu la charge à treize ans. D’autre part, d’autre part enfin, grâce aux bandes verticales qui alors délimiteront de bas en haut les différentes disciplines d’action de l’être humain, la suppression d’une de ces bandes, l’arrêt de toute activité rémunérée ne signiliera en aucun cas la suspension de toute activité vitale. Simplement une simple transformation de programme. L’activité continuera, allégée d’une contrainte, réglée selon d’autres schémas car sur les autres champs d’activité la recherche continue et l’éducation se poursuivent; l’art de vivre est une étude à laquelle seul le dernier soupir met fin.

Ce partage vertical du temps bouleverse donc aussi les programmes d’enseignement. Qu’on ne compte pas sur moi pour jeter les bases des statuts futurs. Il me semble cependant utile de tracer sur le papier quelques directives d’ordre tout à fait général.

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D’abord il convient d’enseigner aux enfants ce qu’ils attendent de savoir, de manière à leur donner le goût de l’étude et de l’acquisition de connaissances. J’ai personnellement poursuivi toutes mes études secondaires sans avoir jamais eu de clartés sur la botanique ou la zoologie. Et j’ai, en philosophie, été mis en possession d’un gros volume de sciences naturelles où force m’a été faite de m’intéresser à une cellule vivante et j’étais censé trouver réponse à tout ce qui m’intéressait au bout d’une courte année scolaire. C’est l’inverse qu’il eût fallu faire. Ceux qui savent aiment comprendre, c’est normal; mais ceux qui ne savent pas aimeraient d’abord savoir. Le « comment » doit venir après le « qu’est-ce », les commentaires après la thèse. Un pédagogue devrait savoir cela. C’est grâce à La Fontaine que j’ai « officiellement » appris la différence qu’il y avait entre un chêne et un roseau.

En second lieu, la culture physique, en France du moins, a toujours été et est encore considérée par les éducateurs comme un « art mineur ». L’appréciation bien connue du professeur sur un carnet scolaire : « shoote des deux pieds» n’a pas cours ici; elle doit venir d'Angleterre.

Si la culture physique est un art mineur, raison de plus pour l’enseigner à des mineurs. Ne s’est-il jamais trouvé dans l’Enseignement personne pour s’aviser que les coups de pied sous la table et l’agitation bruyante dont ces coups sont l’orchestration traduisaient en langage clair le besoin inconscient de la classe de dépenser des forces physiques naissantes ? Et qu’il convenait d’en tenir compte dans la détermination des horaires. En particulier dans les jeunes années, les récréations doivent constituer le « plat de résistance » de l’horaire de travail et il vaut cent fois mieux des classes sans professeur que des récréations sans moniteur.

Évidemment des professeurs aussi seraient les bienvenus, mais dans tout ceci c’est à peine si je plaisante, car je m’appuie pour défendre ce point de vue sur une notion d’évidence. Tandis que le développement intellectuel peut se poursuivre pendant toute une vie et que par conséquent, dans ce domaine, le moins qu’on puisse dire, c’est que l’on dispose d’un certain temps, dans le domaine physique au contraire le temps nous est compté. Il y a des limites qu’on ne peut guère dépasser et les élèves ne peuvent dans ce cas « redoubler leur classe ». La santé physique et morale des enfants est en cause.

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Enfin, sous le signe de l’éducation permanente il devient possible de multiplier des années durant les stages de formation. De formation professionnelle bien sûr, mais aussi de formation générale. Les goûts varient avec l’âge, ainsi doit se distribuer le savoir; les nécessités de la vie règlent aussi les priorités de l’instruction. Exiger d’un jeune de dix-sept ans qu’il soit breveté en philosophie c’est le priver de découvrir plus tard avec délectation et profit ce qu’est la philosophie, c’est renouveler le coup des sciences naturelles, c’est de l’explication de textes avant d'avoir pris conscience d’un texte que la vie se chargera de lui communiquer en temps voulu, bref c’est vouloir donner du vin à un nourrisson pour qui l’aliment naturel est du lait.

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Résumons-nous : le travail à mi-temps permet à tous et jusqu’à la mort une existence d’étudiant à mi-temps. L’imagination la plus débridée a peine à concevoir toutes les conséquences sociales qu’un tel système produirait. Pratiquement une affirmation s’impose : chaque étudiant se verrait chargé par la force des choses d’une double activité, celle d’enseigner et celle d’être instruit; il serait comme un relais mobile sur la route du savoir entre la base et les sommets. Socialement sa double vie se complique encore, en rejoignant le camp des salariés, le voilà paré d’attributions nouvelles : il produit, il gère, il épargne. Dans toutes les activités économiques et sociales il a sa place et il devient le citoyen d’une nation réconciliée avec elle-même et l’habitant d’un pays où il n’y a plus que des êtres comme lui. Voilà à quoi finalement mène la recherche du temps perdu.

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Cependant le moment est venu de parler de l’État et du rôle actif et grand qu’il doit jouer dans le maintien des règles grâce auxquelles l’ordre et la justice peuvent se consolider l’une l’autre.

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J’ai déjà fait appel à des lois constitutionnelles quand il s’est agi de plusieurs règles fondamentales concernant le statut des sociétés commerciales, les méthodes de calcul de l’impôt, la création d’une monnaie, d’autres encore. L’État sera fort grâce à son rôle de protecteur des faibles et de défenseur des libertés publiques. Grâce à cette force fondée sur la confiance de tous, il peut agir dans l’intérêt général. Il devra agir. Car toute cette organisation sociale qui s’ébauche a pour bases fondamentales, d’une part une justice sociale donnant à chacun des droits égaux, et d’autre part une vérité indiscutable: l’inégalité des âges. Il s’ensuit une évolution continuelle des choses et surtout des êtres ; et que le rôle de l’État consiste à faire régner la justice dans un concours, une sorte de procession continuelle où chacun mérite son rang et se tient, de sa naissance à sa mort, progressant parmi tous les autres.

Présider un concours, c’est avant tout veiller à ce qu’on n’y triche pas. C’est en particulier définir le point de départ et fixer le point d’arrivée. En termes exacts, cela consiste à établir une législation concernant les bas-emplois d’où l’on part pour le succès et les hauts-emplois détenus par ceux qui avec plus ou moins de rapidité s’y trouvent parvenus. Le chapitre suivant traite de ces deux questions.