En effet nous sommes habitués actuellement à décomposer le cours d’une vie humaine en trois stades assez bien délimités. Il y a d’abord l’éducation et l'instruction de la jeunesse, l’activité productive de l’adulte et la retraite des vieillards, de ceux qui appartiennent, comme on le dit par euphémisme, au troisième âge. Ce qui confirme d’ailleurs que le cours de la vie comporte bien trois étages.
Sauf accident chacun de nous passe successivement par ces trois étages. Mettons en parallèle la courbe croissante des salaires et la qualification professionnelle en progrès continu qu’elle suppose. Nous obtenons par une telle comparaison la preuve évidente qu’une éducation permanente est le seul moyen acceptable d’établir un tel parallélisme.
Cela revient à dire qu’au lieu de découper la vie humaine en trois branches horizontales : jeunesse, âge adulte, troisième âge, il faut dans l’attribution des rôles découper chaque vie humaine en autant de tranches verticales qu’il y a d’activités majeures parmi lesquelles on trouve évidemment en bonne place le travail salarié, l’instruction professionnelle correspondante et la culture sous toutes ses formes, culture physique incluse.
Du berceau (ou presque) jusqu’à la mort (ou presque) chacun doit mener une vie diversifiée, l’âge ne comptant que pour déterminer dans chaque sphère les programmes qui devront y être adaptés.
Il va de soi que cette organisation n’est concevable que dans le cadre d’une organisation de la production prévoyant un travail à temps partiel. En supposant que, de par la diversité des activités humaines l’on puisse élever la durée moyenne du travail à 3 000 heures par an, au lieu de 2 000, ce qui est semble-t-il la moyenne actuelle, il semblerait sage d’adopter comme horaire légal annuel 1500 heures de travail; il s’agirait donc dans ce cas d’un travail à mi-temps. Une telle diminution de production serait d’ailleurs compensée, et c’est dans la logique même de ce système par une prolongation sensible de la vie professionnelle. On y entrera plus vite, on en sortira plus tard.
On y entrera plus vite; évidemment pas à l'aube de la vie. Chacun sait qu’elle a été au XIXème siècle, ne serait-ce que par Charles Dickens, la vie d’un enfant de cinq ans dans les mines de charbon ou les sombres usines de l’industrie naissante. Mais l’époque n’est pas tellement lointaine où la loi autorisait le travail des mineurs à partir de 13 ou 14 ans selon le cas. En tenant compte du fait qu’à l’avenir un emploi salarié ne concernerait qu’un travail à mi-temps, et que l’instruction de l’enfant n’en serait pas suspendue pour autant, on pourrait considérer comme raisonnable cet âge de 13 ans, après bien entendu que le sujet ait été reconnu médicalement « bon pour le service ». Il s’agirait évidemment d’activités adaptées à son âge et qu’il serait, et qu’il est, regrettable de voir confiées à des adultes. Psychologiquement l’adolescent le souhaite. Bien des choses ont été dites sur le « conflit des générations ». Mais la différence qui dresse bien souvent le père contre le fils et réciproquement réside dans la condition sociale différente de l’un et de l’autre : le père travaille et produit, le fils étudie et consomme. Le grand rêve de tout enfant normal est de devenir grand et tous ses jeux en témoignent. Et le test le plus clair pour l’enfant, celui qui lui prouve que le rêve a atteint la réalité, c’est de gagner de l’argent.
Avant la sclérose de l’esprit dans des idées de classes sociales, que son milieu lui aura insufllées, l’enfant devine de lui-même que la consommation et la production ont parties liées et il lui plaît de participer à un tel système où son goût de la logique se trouve à l’aise.
À l’autre bout de la vie active se trouve la retraite. Là encore de grands changements peuvent survenir. Dans l’organisation actuelle où tant d’hommes vieillissent sous le harnois, attachés à des travaux manuels, pénibles, souvent dépourvus du moindre attrait, tarifiés en outre au plus bas niveau, pourquoi s’étonner du désir toujours plus lancinant de « prendre sa retraite », d’en finir avec la vie active, de s’échapper le plus tôt possible, de s’abandonner, d’essayer de tirer d’une vie gâchée quelques années de repos, de tranquillité, de loisirs.
Dans le même temps, c’est toujours avec un pincement au cœur que chaque année des milliers de patrons, de cadres, d’hommes enfin dont la situation est due au plein épanouissement d’une carrière cèdent leur place à d’autres. Leurs fonctions ne les astreignaient plus à des dépenses d’énergie physique exagérée, leur expérience les préparait à tirer parti de leurs facultés avec un rendement meilleur. C’est avec regret finalement qu’ils détellent. Pour ceux-là, la retraite n’apparaît pas comme un hâvre de grâce mais comme un exil vers des cieux où l’inactivité n’est plus une récompense mais une férule, une règle avec laquelle sont faits les barreaux de fer d’une prison.