[8. Légitimation du patronat]

La société nouvelle aura donc encore des chefs, des dirigeants. Comment concevoir une société qui en soit privée ? Si une nation n’est pas organisée et ne se donne pas à tous les étages de sa vie sociale des chefs et des responsables, elle meurt. Le peuple, sans chefs pour le servir tombe fatalement sous la domination de maîtres qu’il doit servir.

Les vrais chefs sont des serviteurs. C’est Lamartine, je pense, qui disait en 1848 : « Je suis leur chef, donc je dois les suivre. » Il est difficile de trouver un raccourci aussi saisissant pour définir exactement un chef et son rôle. Si pour respirer, une nation a besoin de moyens d’expression, elle a pour vivre, besoin de moyens d’action. L’élection est le moyen d’expression, le chef est un moyen d’action. Et dans le domaine économique, cadres et patrons remplissent ce rôle; ils organisent l’activité la plus immédiate de l’homme : le gain du pain quotidien dans un système de production en communauté.

Une telle conception du rôle du patron exclut donc le danger de créer ou de maintenir de cette façon là une classe sociale privilégiée. Les revenus exceptionnels dont peut bénéficier un patron exceptionnel ne constituent pas en eux-mêmes une brèche dans la défense d’un système social sans classes; pas plus qu’un père jouissant d’une situation matérielle considérable ne se distingue sur le plan social de ses enfants. Il n’est pas pensable en effet que de tels avantages matériels finissent par s’institutionaliser et qu’une situation acquise se conserve et se maintienne au-delà de la vie active du bénéficiaire, et encore moins de génération en génération. Comme le gros revenu ne se gagne qu’année par année et dépend d’un gros bénéfice réalisé à la suite de circonstances exceptionnelles et essentiellement transitoires, rien de définitif ni de permanent ne peut germer dans de telles conditions. D’ailleurs, lesquels en définitive seront patrons, sinon les élus de la troupe ? Qui va-t-il élire, ce petit parlement, sinon l’un des siens ?

Il ne faut pas penser que cette affirmation soit une simple vue de l’esprit, ou qu’elle ne se vérifiera qu’au bout d’un plan de transformation sociale à long terme. Il n’y a plus qu’un pas à faire pour réaliser un tel programme. Le terme en est presque échu, pourrait-on dire, si l’on songe à quel point déjà, dans la société d’aujourd’hui, le patronat et ses attributions ont été continuellement transformés depuis 1914. Les coups portés par la classe ouvrière, par l’État, et aussi par l’incroyable rapidité avec laquelle les techniques et les méthodes de production ont progressé, ont supprimé le patronat de droit divin et dans une large mesure la forme familiale des entreprises industrielles et commerciales. Les patrons d’aujourd’hui sont les administrateurs, les directeurs, les fondés de pouvoir de propriétés collectives dont ils gèrent l’emploi selon des statuts bien définis. C’est de l’élection qu’ils détiennent leurs pouvoirs. Les monarchies d’autrefois sont devenues des républiques.

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Ce sont des républiques, mais des républiques d’un modèle périmé où le suffrage est censitaire, où le droit de vote est réservé à une minorité, aux actionnaires, aux porteurs de parts, uniquement à ceux qui ont mis de l’argent dans l'affaire.

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Le système électif étant déjà reconnu par le droit actuel, la seule modification à apporter au système est celle qui proclamerait l’adoption du suffrage universel. Dès lors, la direction des entreprises serait assumée par les élus du suffrage de tous, personnel et actionnaires, selon des modalités dont j’ai déjà abordé le problème. Je ne puis que confirmer maintenant ce que j’ai écrit plus haut. Pratiquement il ne sera plus possible à quiconque, après l’application du suffrage universel, de détenir les leviers de commande d’une entreprise sans le consentement du personnel. À l’avenir les patrons deviendront effectivement ceux que le personnel aura choisis ou tout au moins agréés. Or leur choix n’est pas douteux : entre un patron habile et un patron malhabile, qui hésiterait quand l’intérêt de tous est en jeu ? Le grand avantage des travailleurs sur les porteurs d’actions, c’est qu’ils connaîtront personnellement les candidats, tandis que les actionnaires, sauf circonstances particulières, ne le peuvent. Les « pouvoirs» des actionnaires absents seront de plus en plus nombreux à être délivrés aux représentants du personnel en tant que mandataires particulièrement bien placés pour départager les candidats et même pour susciter des candidatures.

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Pour conclure cet examen systématique de la condition des patrons dans un nouvel ordre économique et social, on peut dire ceci : quels que soient les avantages particuliers accordés aux patrons, ils pourront difficilement être mis en cause si ces avantages résultent d’un vote de leurs propres employés, dont le rôle devient en fin de compte celui d’ « engager » un patron au service de leurs intérêts communs.