[7. L'art du patron]

Ainsi dans une système économique équitable, le salaire n’est plus qu’un élément du revenu et le bénéfice en est le prolongement normal. J’ai déjà dit qu’il correspondait au service rendu. Il ne faut pas mettre à toutes les sauces la loi de l’offre et de la demande, mais dans ce cas là cette loi est parfaitement applicable. On fonde une entreprise parce que cette entreprise rendra service à une communauté déterminée que l’on appellera bientôt « la clientèle ». Un « projet » ne rend service à personne, il ne mérite rien; une « réalisation » par contre rend service et mérite rémunération. Un fondateur est celui qui sait passer du souhait à l’exécution, qui rend réel le possible et cela dans un domaine utile et donc payant. Il est à l’origlne d’une activité rentable s’il n’a pas au préalable commis de faute dans ses calculs et prévisions. Son rôle ensuite, ou celui de ses successeurs et collaborateurs sera d’assurer à ce qu’il a créé prospérité et croissance.

L’art du patron, son vrai métier, c’est donc avant tout de distinguer les besoins du consommateur et de savoir reconnaître les secteurs où la demande est forte et l’offre insuffisante. Car, c’est quand il y a rareté qu’il y a service exceptionnel et profit élevé. L’art du patron est donc de combler les gros écarts du marché. De savoir discerner les signes précurseurs qui annoncent les marchés équilibrés et de savoir se porter à temps vers de nouveaux écarts tentants pour l’esprit d’entreprise. C’est grâce à de tels conducteurs d’entreprise que tour à tour les marchés se normalisent et que les besoins de la consommation sont partout satisfaits au prix le plus raisonnable.

--

Il s’agit d’un art, et non plus simplement d’une pure question de technicité, encore que les connaissances techniques soient indispensables à un pilote pour gouverner un navire. Mais la qualité particulière du patron, celle qui le caractérise et le désigne pour remplir ce rôle, c’est de savoir compléter l’esprit de géométrie par l’esprit de finesse. À son savoir et à son expérience il doit pouvoir adjoindre des dons impondérables de flair et d’intelligence qui lui suggèreront la bonne direction à suivre. Un gouvernail solide, une boussole exacte et un équipage entraîné ne peuvent tracer la route la meilleure et la plus sûre. Une exécution parfaite de la manœuvre ne peut servir qu’à suivre une direction qui aura été préalablement choisie et décidée par le maître à bord.

--

Annexé à mon vocabulaire, l’esprit de finesse exprime ainsi le talent de concevoir des projets et de faire naître des plans d’action pour orienter de la manière la plus profitable les activités humaines. Et le bénéfice engendré par de telles dispositions d’esprit ne peut s’évaluer en fonction du temps passé contrairement à ce qui se passe pour la fixation des salaires qui sont, eux, rattachés au temps selon un rapport d’engrenages préétabli. Le rôle du patron, et naturellement celui de tous ceux qui l’aident à accomplir sa tâche, ne peut se chiffrer a priori faute d’instruments de mesure ; son importance ne se connaît qu’en fin d’opération, après coup, quand on fait les comptes. Car c’est la balance des comptes qui déterminera la valeur de ce qu’il a donné de ses qualités personnelles.

--

C’est pourquoi les revenus des patrons peuvent être d’une très grande variété. Il n’est pas besoin, et il n’est d’ailleurs pas possible, d’inscrire dans un barème officiel leurs droits respectifs. Si un patron ne réalise pas de profits, il ne reçoit rien, s’il en réalise de petits, il en perçoit une très petite partie et s’il en réalise de gros, il a droit à une part enviable du tout. Ainsi, aussi bien théoriquement que pratiquement, les revenus des patrons se situent dans un éventail de chiffres presque illimité. Aucune réglementation limitative ne peut être rationnelle quand on pénètre dans le domaine de l'imagination créatrice et de la valeur personnelle. Mais un patron ne peut forcer la réussite qu’en entraînant dans son sillage toute la flotille de son personnel et de ses actionnaires. Il ne peut réussir seul et c’est de cette manière qu’il se rattache aux autres. Par la force du système de répartition des profits il ne peut quitter le peloton et franchir détaché le poteau d’arrivée. Ainsi, dans de telles conditions, le climat social de l’entreprise se trouve fondamentalement transformé; le patron n’est plus l’exploiteur, c’est le chef élu d’un groupe et son porte-drapeau.