Je n’ai naturellement rien contre l’auto-financement. Mais je pense que la plupart des patrons sont assez grands pour décider eux-mêmes de la fraction des profits qu’il convient de réinvestir et de celle qu’il est nécessaire de distribuer. Vouloir leur dicter leur conduite est offensant pour eux. C’est se substituer à eux que d’encourager l’auto-financement. Et, au surplus, ce terme d’ « encouragement » est un euphémisme. Il faut voir les faits à travers les mots. On pourrait, tout aussi justement, dire, à partir des mêmes règlements, que l’État « décourage » la distribution de dividendes. L'essentiel est de constater qu’il y a deux poids deux mesures et que l’État combat l'émiettement du capital et protège son accumulation. Il veut supprimer dans l’emploi des capitaux les initiatives individuelles qui représentent pour lui une sorte de concurrence. Concurrence qui lui semble illicite, car la monopolisation par l’État de toute initiative dans le domaine économique est pour lui un objectif d’ordre moral. Pour l’État, la distribution de dividendes doit correspondre à une allocation de subsistance. Tout ce qui semble dépasser cette fonction mineure est suspect et les Caisses d’Épargne sont là pour canaliser l’excédent et l’accumuler à nouveau. Cette manière d’agir est logique : dans un pays ou le travailleur est traité en mineur, l’épargnant est traité en enfant.
Et pour compléter le tableau, le patron est en train de devenir un robot. Car enfin, c’est aussi de cela dont il s’agit si l’on voit les choses d’un peu près. Car, en somme, décomposer le bénéfice d’une société entre deux affectations représente une opération qui engage la responsabilité de celui qui l'effectue. Chaque entreprise a ses problèmes particuliers et chaque année les circonstances diffèrent. Il s’agit donc d’un choix raisonné et l'opportunité d’épargner ou de distribuer n’est pas quelque chose d'automatique qui se peut codifier et réglementer une fois pour toutes. Le pouvoir d'appréciation des responsables de ce choix compte pour beaucoup dans la prospérité de l'entreprise dont ils ont la charge. Or ce pouvoir d’appréciation est vicié dès le départ par l'intervention de l’État dans ce domaine privé.
Car les patrons se voient forcés de faire entrer en ligne de compte dans leur décision la décision préalable de l’État dans cette affaire. Décision à la fois automatique et universelle, qui s’applique à tous les cas, dans toutes les circonstances, pour toutes les entreprises. Cette décision fait fi des intérêts particuliers et impose une loi d’application générale. Toute distribution est frappée d’une lourde pénalité supplémentaire. De sorte qu’un patron qui décide une distribution de dividendes éprouve toujours un certain sentiment de culpabilité, puisqu’il va faire subir à sa société et à ses actionnaires une majoration d’impôts dont il se sent toujours peu ou prou responsable.
Une telle fiscalité est donc dirigiste et l’un de ses méfaits est de transformer à la longue le chef d’entreprise à son désavantage, comme au désavantage de l’entreprise dont il assume la gérance. Auparavant l’idée directrice du chef d’entreprise était de « vivre » son entreprise, pour la conduire à un développement harmonieux et sûr, et pour faire que ce développement d’une œuvre représente un bel exemple de réussite économique et sociale. Ceci est encore vrai pour certains. Mais combien d’entre les patrons n’ont pas été aliénés par le seul souci fiscal, et consacrent la meilleure part de leur temps à s’efforcer « d’en payer le moins possible » ? De même que Louis XIV avait su domestiquer la noblesse, ainsi, aujourd’hui, l’État est parvenu à domestiquer le patronat.
Faute de n’avoir pas discerné à quel point le sort des travailleurs était lié à celui de ses chefs de file et de n’avoir pas contracté avec leur personnel une alliance à toute épreuve, les patrons qui analysent leur situation actuelle ne peuvent qu’en constater la précarité. S’ils ne rallient pas les rangs d’une contestation délibérée du système social actuel et n’apportent pas à la révolution l’aide décisive sur laquelle elle doit pouvoir compter, ils s’apercevront vite que les fonctionnaires de l’État auront bientôt occupé leurs sièges, rempliront leurs fonctions et les élimineront même d’un rôle de plus en plus figuratif.
Et en fait, s’il est permis dans une pareille conjoncture d’employer le mot de justice, on peut réellement dire que cela ne sera que justice ; on peut le dire pour deux raisons.
D’une part, si l’État perçoit aujourd’hui plus de 50 % des profits d’une entreprise, du fait du taux auquel il calcule son imposition fiscale, il devient de ce fait même le principal bénéficiaire de l’activité d’une entreprise. Logiquement c’est dire qu’il possède la majorité absolue dans l’administration de cette entreprise. Et toujours aussi logiquement il en devient effectivement le vrai patron.
D’autre part, en agissant de cette manière, l’État ne fait qu’appliquer la règle que les patrons ont suivie depuis l’avènement du capitalisme, la règle qu’ils ont eux-mêmes créée, un salaire pour les uns, le minimum vital indispensable, et le reste des profits pour eux. Aujourd’hui, les conditions de la répartition sont inversées : le patron n'est plus le pot de fer qui brise le pot de terre. Par le biais de la politique, le prolétariat a donné à l’État la solidité du pot de fer et c’est aujourd’hui au patronat de tenir la place du pot de terre.
Toute cette évolution sociale pourrait sembler être un juste retour des choses, à condition de confondre en une seule et même personne morale le prolétariat et l’État. Mais cela est affreusement fictif, et idéologique en diable. La dictature du prolétariat est un mythe, et c’est toujours par un pot de terre qu’on doit se représenter la situation des travailleurs, en Occident comme à l’Est. En considérant comment ont évolué les choses, on apprend une fois de plus que le développement naturel du capitalisme mène logiquement à son hypertrophie, qui est le communisme installé dans les pays de l’Est. Plus solidement on s’attache aux principes du capitalisme, plus sûrement les forces en présence affermiront l'autoritarisme de l’État jusqu’à en faire un pouvoir temporel et spirituel monolithique et absolu.
Examiné sous tous ses angles, l’impôt sur le revenu, et sous cette dénomination il faut entendre tous les impôts qui frappent les activités privées productives de richesses, cet impôt donc est une marque d’asservissement et de sujétion. Quelle que soit son appartenance sociale, provisoire. le travailleur est « squeezé », il est coincé.
Les plus grandes entreprises fouillent le sol de leur groin et, quand elles trouvent des truffes, l’État s’en empare. En contrepartie, quand elles sont malades ou défaillantes, l’État les renfloue et leur injecte le crédit qui leur a manqué. Les voilà contraintes de se libérer de la tutelle de l’État, de s'nternationaliser, de se placer au-dessus des lois et de dicter leurs lois à l’État pour ne plus être contraintes à dépendre de lui. Le gigantisme est la solution ultime d’un tel conflit quand les rapports humains sont basés sur des rapports de force. Quelques privilégiés en tirent avantage, pas les autres.