Pour résumer la discussion, disons que la justice sociale consiste à satisfaire deux principes d’inégalités apparemment contradictoires. Elle y parviendra en s’efforçant de faire coïncider dans le temps l'augmentation des besoins avec l’augmentation des revenus et l’augmentation des revenus avec l’augmentation des capacités professionnelles. Y parvenir, c’est aboutir à la suppression des inégalités de classe. La seule inégalité ineffaçable serait celle des âges. On n’y peut rien : les gens naissent et meurent successivement. Des intervalles séparent les générations et à tout instant tous les barreaux de l’échelle des salaires sont occupés et les moins bien payés côtoient les plus âgés. Dans une société humaine, qu’y a-t-il d’offensant à cette situation ? Ce sont des différences de niveaux, qui comme toutes les différences de niveaux suscitent l’effort et engendrent le mouvement. Les jeunes y trouvent un encouragement et les autres la juste récompense d’un passé bien rempli.
Mais ce qui est offensant, ce sont les différences de niveau qui existent sous le régime capitaliste entre les membres d’une même génération. Certes chacun est libre de conduire sa vie à sa propre guise, et en définitive chacun récolte ce qu’il a semé. Mais cette liberté d’agir ne doit pas être illusoire. Elle doit être effective et se situer dans un parcours où des chances égales sont données à tous au départ.
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Ces chances égales sont offertes quand un enseignement et une éducation égales sont accessibles à tous. Cela n’est plus un problème de salaire; il s’agit d’une organisation sociale parallèle qui procure à chaque travailleur des droits égaux qui le feront bénéficier des bienfaits que leur accorde la vie en société. Le système actuel ne reconnaît pas cette égalité des droits. C’est un système de classes. Certains, dit-on, font partie de la société. Cette formule n’indique-t-elle pas clairement que tous n’en font pas partie, que la majorité des gens même, n’en font pas partie ? Pour modifier absolument cette façon de classer les gens, pour que la société ne demeure plus un club fermé et que chacun puisse sentir qu’il en fait effectivement partie, des réformes fondamentales sont à entreprendre, grâce auxquelles la description que je viens de faire d’une promotion salariale accessible à tous, qui peut sembler par comparaison avec la situation présente utopiste et idyllique, peut devenir une réalité et représenter le cours normal et habituel d’une vie professionnelle. Appliquer de telles réformes, c’est promouvoir une révolution sociale, et c’est sauver la civilisation en bouleversant l’ordre établi. Un ancien ministre, M. Robert Buron, n’a-t-il pas affirmé un jour : « L’utopie est la réalité de demain » ? Il avait tout à fait raison. À une certaine époque il semblait utopique de pouvoir se rendre en Amérique d’un seul coup d’aile, à une époque plus lointaine il semblait utopique que l’homme pût voler, et à une époque encore plus lointaine l’existence du continent Américain était elle-même une singulière utopie. En réformant la Société, la réforme de l’économie cessera vite d’être utopique. C’est par l’éducation et par la culture que chaque travailleur deviendra enfin membre à part entière de la société.