[4. Coefficient différentiel]

Envisagé de cette manière, l’écart entre le salaire de base et le salaire maximum ne doit pas être déterminé d’une façon abstraite et encore moins en décalquant les écarts qui existent actuellement tant dans les sociétés capitalistes que dans les sociétés socialistes. Il doit et peut être déterminé à partir d’une question aussi concrète que celle-ci : À quel salaire le jeune travailleur estime-t-il équitable d’être rémunéré en fin de carrière dans le cas le plus favorable, c’est-à-dire s’il a pu par son intelligence et son activité parvenir à remplir des fonctions de premier ordre, s’étant auparavant montré digne d’y accéder?

À une telle question, différentes seront les réponses, chacun ayant une opinion personnelle. Mais une chose semble certaine, c’est que les réponses absurdes et délirantes seront rares et qu’une forte majorité se déclarera pour des chiffres très voisins du chiffre moyen des réponses. Quel chiffre moyen supposer d’ailleurs en l’absence de toute consultation scientifique ? Je me trouve présentement réduit à avancer le mien, et à dire pourquoi je le trouve admissible, après avoir souligné au préalable qu’il s’agit d’une opinion personnelle et non pas d’un chiffre auquel je me raccroche au nom de la justice. Personnellement donc, j’avance le chiffre 5.

Cela veut dire, je le rappelle, que le salaire le plus élevé qui soit, représente cinq fois le salaire de base, qui, lui, rémunère au début de sa carrière le travailleur ayant une qualification professionnelle déterminée, après un certain temps d’apprentissage préalable durant lequel il aura été évidemment rémunéré à un taux inférieur à 1. Ceci dit, pour préciser que l’indice 5 n’est pas applicable au salaire le plus bas, mais à un salaire-type pris pour unité, qui devrait dans des conditionsgnormales s’appliquer à un jeune travailleur à l’aube de sa majorité. D’autre part, il s’agit dans tous les cas d’un salaire net que ne vient pas déformer un impôt quelconque sur le salaire ou sur le bénéfice.

En adoptant un chiffre inférieur à 5, je crains que l’attrait d’un salaire plus élevé ne soit pas suffisant pour engager les travailleurs à développer sans cesse leur bagage scientifique et professionnel. 5 me semble un résultat satisfaisant pour celui qui parvient à cet indice maximum, pour peu qu’on réfléchisse à ce qu’il représente, d’une façon sensée et avec un esprit libéré du contexte social dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. Gagner cinq fois plus que son voisin, cela veut dire que l’heureux homme peut en somme quintupler sans inconvénient ses dépenses : sa voiture peut lui coûter cinq fois plus cher à l’achat et consommer cinq fois plus d’essence que celle de son voisin; son loyer peut être cinq fois plus élevé et il peut même, pourquoi pas, épargner cinq fois plus. Le tout à l’avenant. En bref, sans compromettre aucunement son équilibre budgétaire, le travailleur qui parvient à l’indice 5 pourrait entretenir cinq foyers au lieu d’un seul. C’est pourquoi je crois pouvoir dire : 5 est vraiment un gros coefficient. Aller plus loin compromettrait l’égalité sociale.

Il faut en effet considérer que dans une société le style de vie de chaque famille ne se modèle pas sur le niveau de vie le plus modeste, mais au contraire sur celui de ceux qui sont « arrivés ». Ainsi vont les choses. Chacun compare sa propre situation matérielle avec celle de ceux qui « donnent le ton » et font la mode. Non pas avec celle de ceux qu’il a déjà dépassés. Si donc sur le plan matériel l’écart des situations est trop grand, l’insatisfaction prend vite dans la conscience des gens une place exagérée. Certes, le désir d’améliorer ses conditions d’existence est un sentiment légitime, c’est même un sentiment utile en tant que motif d’activité. Mais il ne doit pas dépasser certaines limites et finir par constituer un fardeau moral, ni engendrer une sorte de souffrance permanente. Il y a donc une nécessité profonde à fixer un plafond salarial qui soit à l’échelle humaine et ne tende pas à l’excès les ressorts de l’activité humaine qui doivent rester bandés, mais non poussés jusqu’à la limite de rupture.

À donner son approbation totale à une telle façon d’envisager la hiérarchie des salaires, on pourrait être tenté de passer d’un extrême à l’autre et d’estimer que le coefficient 5 est décidément trop élevé. D’autres considérations cependant entrent en jeu qui justifieront, je pense, cette valeur 5. Considérations qui touchent à la fois à des principes de morale et à leurs applications immédiates dans la vie pratique.

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Il est juste de dire : « À travail égal, salaire égal ». Il faut cependant se souvenir qu’un certain idéal de vie sociale, l’idéal de vie communiste, qui n’est d’ailleurs qu’un idéal de vie chrétienne, s’exprime différemment : « À chacun selon ses besoins ». Il s’agit de rester fidèle à ces deux principes qui s’opposent en théorie, mais peuvent parfaitement se compléter harmonieusement en pratique.

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Comparer la situation matérielle d’un travailleur à celle d’un autre qui gagne cinq fois moins que lui est un exercice mental parfaitement abstrait et sans profit pratique, si on ne fait pas intervenir dans la comparaison la notion d’âge. Car dans un système économique humain, la différence des âges doit normalement compenser la différence des gains. Pour que la situation sociale de l’un égale la situation sociale de l’autre, il est nécessaire que la différence des besoins absorbe la différence des gains. Dans ce cas, le mode de vie de l’un s’identilie au mode de vie de l’autre et c’est bien ainsi.