[3. Carrière du travailleur]

À son entrée dans la vie active un jeune travailleur, tout en acceptant loyalement de gravir un par un les premiers échelons de rémunération professionnelle, a le droit de considérer le salaire légal maximum comme un objectif qu’il est raisonnable d’envisager au cas où ses dons naturels et son application au travail le lui permettent. Pour que ce droit soit reconnu, il faut que certains obstacles qui barrent sa route soient levés. Limiter son éducation à un certain niveau en est un. Nous en reparlerons plus loin; c’est un obstacle qui pour la société capitaliste est constitutionnel et fait partie de son système de défense. Dans le cas qui nous occupe maintenant, dans l’hypothèse d’une monnaie basée sur une détermination légale des salaires, un autre obstacle surgirait vite, si l’éventail des salaires faisait du salaire maximum pour la plupart des travailleurs un objectif inabordable parce que placé trop haut et par conséquent imaginaire et strictement théorique.

Pour que ce salaire maximum soit un objectif pratique auquel chacun, avec les réserves évidentes signalées plus haut, puisse prétendre accéder un jour, il est évident qu’il doit être calculé en fonction d’un élément absolument indispensable dans un tel calcul, je veux parler du temps. Pour chiffrer intelligemment ce salaire maximum, il est nécessaire de se poser la question suivante : Combien d’années faudra-t-il à un travailleur ayant atteint, à 20 ou 21 ans par exemple, le salaire de base pour atteindre ensuite le salaire légal maximum ?

Car le problème est là; pour un travailleur, fidèle à son milieu social, qui progresse normalement d’étape en étape sans transiter d’une classe sociale à l’autre à la suite de circonstances particulières, combien d’années de travail seront nécessaires pour parcourir le chemin qui va du point de départ jusqu’à la ligne d’arrivée ?

Poser la question de cette manière, c’est trouver la solution directement, sans calculs compliqués et sans faire appel à des formules étranges. Le déroulement normal d’une vie de labeur doit représenter le délai nécessaire à l’accomplissement de cette ascension. Il serait absurde d’imaginer qu’un tel programme de vie professionnelle puisse s’accomplir en quelques années. Il serait ridicule de situer le salaire maximum si haut qu’une vie humaine ne puisse contenir la somme d’années nécessaire pour gravir le penchant de la colline jusqu’au bout, et à atteindre la dernière fraction du chemin, là où l’on peut enfin progresser en terrain plat. En considérant donc les choses de cette façon, en s’attachant à cette idée directrice que le salaire de base et le salaire maximum ne concernent absolument pas deux individus différents A et B, mais le même individu AB, appelé A quand il a 20 ans et B quand il en a 60, on s’aperçoit que l’inégalité des salaires ne présuppose pas une inégalité sociale pré-établie. Elle se justifie au contraire par une constatation évidente pour tous, c’est que l’inégalité des salaires doit tirer sa justification de l’inégalité des âges. Une vie professionnelle consiste à faire carrière, c’est-à-dire à escalader barreau après barreau l’échelle des salaires. Il est donc à ce moment normal et juste qu’un écart de dix ans entre deux travailleurs se traduise par un écart correspondant sur l’échelle des salaires, et cela jusqu’au soir de la vie où les uns ne s’élevant plus, les autres successivement les rejoignent au niveau maximum.

En vérité les écarts de salaires en eux-mêmes ne créent pas d’inégalités sociales; bien au contraire, ce sont les inégalités sociales préexistantes qui, en multipliant pour les uns les handicaps et pour les autres les raccourcis, faussent l’inégalité naturelle des âges et créent les inégalités artificielles de castes, des inégalités condamnables, qui déchirent la nation en morceaux, engendrent elles-mêmes des générations nouvelles d’inégalités de condition et linalement la guerre civile, car elles finissent par mettre en danger la liberté individuelle du plus grand nombre.