[1. Consommation]

À la lumière des chapitres précédents, il est maintenant possible de mesurer les immenses conséquences pratiques qui germent logiquement quand on s’avise d’accorder à la justice un intérêt primordial dans les relations qui se nouent entre les personnes et les biens dans toute activité collective. On peut voir que le partage des profits, s’il est équitable, mène à l’émiettement du capital, à ses semailles et que ce partage lui-même en provoque inévitablement un autre, le partage de la gestion et des responsabilités. Le travailleur pourra ainsi se retrouver comme un être humain dans sa totalité. Cela nous reporte à la première page du chapitre II pour nous rappeler maintenant que le producteur est aussi un consommateur.

À ce titre il pourrait être amené à réfléchir à sa condition et à se poser des questions sur l’utilité de l’effort. Car il est certain que des relations précises existent entre les profits et le coût de la vie. Si par exemple, en travaillant avec plus d’ardeur et en réalisant par conséquent un profit substantiel, il est contraint lorsqu'il dépense à payer des prix plus substantiels, il peut être amené à se dire que l’effort ne paie pas. Il y a donc là matiere à discussion et, sans vouloir développer ce thème qui offre des ressources inépuisables en sujets de these, il est cependant nécessaire de dire quelques mots sur l'utilité, même réduite à son aspect purement mercantile, de l'effort et de ses conséquences favorables pour celui qui s’y livre.

Tout d’abord il faut se rendre compte que le coût de la vie n’est pas influencé par tel ou tel profit réalisé par telle ou telle entreprise, mais par le chiffre qui représente la moyenne des profits réalisés par toutes les entreprises du pays. Car le coût de la vie est essentiellement un indice de prix, une moyenne, elle-même déterminée par un pourcentage moyen de bénéfices.

Dans un pays où le seul producteur est l’État, où il n’existe donc qu’une seule et unique entreprise, l’entreprise de l’État, il n’y a plus de moyenne à calculer, il y a un chiffre vrai. Dans de telles conditions, pour un salarié, il apparaît évident que l’effort ne paie pas. Le coût de la vie ne changera pas s’il augmente son effort ou s’il le diminue. Par contre, s’il le diminue il se fatiguera moins que s’il l'augmente, et ce sera tout bénéfice pour lui.

Le malheur, c’est que dans un tel pays, tous les travailleurs arrivent en même temps à la même conclusion et ménagent tous leurs forces, de telle manière que la productivité baissant, la vie renchérit. Remédier à un tel mal, c’est vouloir résoudre la quadrature du cercle, la vie d’un système étatique est inhérent au système lui-même.

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Par contre dans un pays où l’activité économique est dispersée entre des centaines de milliers d’entreprises indépendantes, la concurrence existe et l’esprit de compétition. En période de prospérité générale comme en période de dépression il existe toujours des entreprises qui prospèrent et d’autres qui végètent. La position du personnel des entreprises est alors très claire : appartenir à une entreprise prospère, et pour cela développer ses efforts.

La situation est alors la suivante :

Si le profit moyen des entreprises atteint par exemple 6 % du chiffre d'affaires global de toutes les entreprises, les entreprises qui n’auront pas atteint ce même niveau de profit auront en définitive subi une perte, et tous leurs membres également. Celles au contraire qui auront dépassé ce chiffre auront réellement réalisé un profit.

Ainsi, en tenant compte du prix de la vie arrive-t-on à la définition du profit vrai.

Quoiqu’il en soit toutes les entreprises, tous les travailleurs, gagnants ou perdants, éprouveront à l’heure des comptes le même désir, formulé ou informulé, de « faire mieux la prochaine fois ».

Dans une économie libre, le résultat est donc à l’opposé de celui qui résulte d’une activité étatique, privée de l’aiguillon de la concurrence. Dans une économie libre l’activité individuelle de chaque entreprise sera nourrie par un désir de mieux faire, la mesure de l’effort sera une incitation à un effort accru, avec un résultat pécuniaire positif lorsque l’on a dépassé le profit moyen et pour résultat psychologique l’intérêt que l’on pourrait qualifier de « sportif » d’une compétition d’autant plus passionnante que le jeu dans ce cas n’est plus une distraction mais la vie elle-même et que dans un tel jeu le travailleur n’est plus un « supporter » mais un joueur.

Ce résultat a une grande importance car il répond à un besoin latent qui explique le succès qu’obtiennent partout les paris et les loteries qui sont le défoulement de ce besoin que, jusqu’à présent, l’activité professionnelle n’a pas comblé.

Cette tendance à s’assurer individuellement le profit vrai que j’ai défini ci-dessus, finit fatalement par élever le profit moyen et tout aussi fatalement à réduire le profit vrai. De sorte qu’une escalade continuelle n’est pas concevable et une certaine compensation des efforts s’opère qui tend à équilibrer le match. Du reste, on sait que les profits des entreprises ne sont pas les seuls facteurs qui déterminent le coût de la vie. Un facteur important intervient, que j’ai largement mis en cause dans les calculs relatifs au partage des bénéfices, le loyer de l’argent. Son taux joue de toute évidence un rôle de premier plan dans le prix de revient des choses de la vie. Est-il utile de rappeler qu’un profit ne s’obtient pas uniquement en parvenant à majorer le prix de vente. Majorer le prix de vente est une arme à double tranchant. Il résultera surtout d’une compression du prix de revient. La baisse du loyer de l’argent facilite beaucoup un tel effort par la diminution des frais financiers qu’elle réalise.

Nous venons d’examiner le rôle du travailleur en tant que consomatmeur. Poursuivons donc l’examen de son budget privé. Voyons son rôle en tant qu’épargnant.