[2. Une pyramide humaine]

Rien ne peut mieux illustrer l’établissement d’un tel régime que la grande pyramide humaine formée au cirque par des artistes équilibristes : sur les épaules de quelques hommes robustes se dresse une rangée d’autres artistes, puis une autre encore au-dessus d’elle et, enfin, au sommet du groupe ainsi formé, un homme seul, agitant un drapeau sous la lumière éclatante des projecteurs.

Cet artiste triomphant est à la merci des autres et ne peut se maintenir au sommet de la pyramide qu’avec leur aide et grâce à leur force. Cette image justifie la hiérarchie sans imposer la dictature, les degrés dans cette hiérarchie symbolisant l’élévation dans les charges et l’homme au sommet devenant le serviteur suprême. Pour que cette figure en outre représente un type acceptable de société d’hommes libres, il faut que, non seulement la charge ne soit pas trop lourde, mais que la base soit vigoureuse et qu’elle soit unie. C’est très exactement la défense de la propriété privée accessible à tous, l’équité donc dans le partage, ce que précisément mon livre défend, en droit et dans la pratique.

Une telle peinture de la société n’est cependant acceptable que si la base est unie, que si les individus qui la composent s’accordent entre eux sur une conception identique des contraintes sociales et qu’ils exercent leur pouvoir de bas en haut selon des directives bien coordonnées. Ceci est d’une nécessité vitale pour une société ainsi représentée; sans concorde il n’y a plus de pyramide. Les anarchistes buteront toujours contre une telle évidence. Ils imaginent bien des « avant-gardes conscientes et organisées » descendant les marches du pouvoir pour aller « éclairer » les masses. Mais outre que cette intervention d’une minorité n’est pas bien légitime au regard de la théorie première, une telle formule ne fait que reporter le problème à un autre niveau et la question reste entière.

Quelle doctrine sociale fera l’unanimité sur l’essentiel ? Quel prophète, quel philosophe, quel chef fera l’union sacrée, l’union indispensable à la survie de la société ? Le slogan des anarchistes étant « Ni Dieu, ni maître » défend une liberté de choix pour chaque individu qui anéantit toute organisation sociale. L’anarchiste est en fait contraint à se choisir un guide. S’il est athée, le choix est grand car face au Dieu unique, il est une foule de faux-dieux. Finalement, c’est la force seule qui peut créer une unanimité de choix. L’athéisme est en définitive le règne du choix forcé et, en fait de société, ne peut créer qu’une tyrannie impitoyable.

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Le problème est par contre entièrement différent dans une société croyante car en acceptant Dieu elle se libère du Maître et, grâce à un accord intime sur l’essentiel, elle sauve sa propre vie. En reconnaissant Dieu elle reconnaît l’existence de deux pouvoirs : le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. Une telle distinction résout le problème qui est de permettre la coexistence de l’autorité et de la liberté.

L’exercice de ces deux pouvoirs n’est pas contrarié ou du moins ne doit pas l’être dans une société intelligemment constituée car, théoriquement bien entendu, les deux pouvoirs ne se contrarient pas. S’il arrive qu’ils se heurtent et s’opposent, c’est qu’ils déraillent.

Un schéma simple va me permettre de préciser ce point. Prenons un V majuscule et plaçons le peuple en bas de la lettre. La branche gauche de la lettre est censée représenter l’autorité spirituelle émanant de Dieu. L’autorité descend du ciel et instruit le peuple, elle forge des consciences droites, elle éduque. C’est la propagation de la Bible et de l’Évangile, les Livres Saints étant pour les croyants l’écriture des lois non écrites. Ces lois non écrites se distinguent essentiellement des lois civiles en ce qu’elles ne sont pas sanctionnées, du moins ici-bas, si elles sont transgressées.

Le peuple acquiert ainsi une conscience collective et c’est à partir de cette conscience collective qu’il élabore sa vie sociale et développe par conséquent, dans la branche droite du V majuscule, une autorité civile dirigée évidemment de bas en haut et qui atteint finalement le chef de l’État qu’il s’est choisi. Telles sont l’expression et la direction du pouvoir temporel, dont la Consetitution de l’État représente en premier lieu le cadre essentiel. Tous les problèmes civils, sociaux et économiques sont directement ou indirectement résolus par un consensus populaire, par une adhésion générale des citoyens à une même profession de foi civile qui réunit finalement les opinions les plus diverses sur quelques points essentiels où un accord commun est possible. Telle est l’autorité divine, qui pour légitimer l’autorité civile, passe par le peuple : c’est la voie que l’adage « Vox populi, vox Dei » a consacrée. Sans autorité spirituelle distincte, le V majuscule se réduit à un I majuscule; le Matérialisme engendre alors ce régime de perpétuelles collisions entre le peuple et son chef et, sans issue possible, la division de la nation en deux nations adversaires.

Parce que le capitalisme est athée, il a pu créer cette pléiade de peuples industriels divisés contre eux-mêmes; parce que Karl Marx a voulu réorganiser le Monde, « que Dieu existe ou non », il a réalisé la division du Monde. La lutte pour la justice et pour la paix doit done s’engager à la fois contre les deux systèmes car c’est dans une troisième direction que se trouve la bonne voie. Et pour gagner le bon combat il est une méthode efficace, celle du Christ qui n’a pas tenté de convaincre les puissants et les sages mais qui a prêché parmi les pauvres et les déshérités, qui n’a pas confié le soin de poursuivre Sa mission à un État-Major de Docteurs de la Loi ou de techniciens de la publicité mais à quelques pêcheurs du Lac de Génésareth. Et c’est finalement les Petits qui ont christianisé les Grands. La méthode du Christ a donc été la bonne; c’est donc celle qu’adopteront aujourd’hui tous ceux qui veulent régénérer dans l’ensemble du Monde la civilisation et conquérir la Paix.

Nogent, 12 avril 1975.