[2. Salaire maximum]

Pour y parvenir on s’apercevra vite que la seule définition du salaire légal ne suffit pas, qu’il faut un autre élément d’appréciation pour établir une échelle de salaires. Si l’on considère que le salaire d’indice I constitue le premier barreau de cette échelle, le premier soin, avant de construire l’échelle, sera de décider le nombre de barreaux dont elle se composera; autrement dit, quel sera le salaire maximum admissible. Combien de barreaux le spécialiste pourra-t-il escalader avant de se trouver en haut de l’échelle des prix ? Car il est évident que cette échelle ne doit comporter qu’un nombre fini de barreaux. Dans le cas contraire, si l’échelle pouvait s’escalader indéfiniment, le salaire légal ne signifierait strictement plus rien.

Pour prendre une comparaison, que pourrait valoir un degré de température sur le thermomètre si le thermomètre, au lieu d’avoir deux définitions, l’une pour le zéro degré et l’autre pour le 100 degrés, n’en avait plus qu’une seule? Evidemment toute mesure deviendrait impossible. Le degré de chaleur deviendrait un terme sans signification aucune.

Il en serait exactement de même si le nombre de barreaux de l’échelle des salaires restait indéterminé. Chaque travailleur aurait vite fait de se découvrir une petite « spécialité » lui permettant en toute légalité d’être rémunéré à un tarif plus élevé. L’émulation aidant, il y aurait migration continuelle des salariés vers des zones de salaires élevées, avec comme conséquence mathématique une diminution proportionnelle de la valeur du salaire de base et un rajustement continuel des salaires et des prix. Sans donc une réglementation complémentaire fixant légalement le nombre des barreaux de l’échelle, le salaire légal serait par conséquent l’objet d’une dévaluation systématique et permanente, avec pour résultat fatal une absence totale de points de comparaison. La fixation des salaires demeurerait, comme elle l’est aujourd’hui, une épreuve de force et une sorte de foire d’empoigne. Toute répartition équitable des revenus resterait alors, comme en régime capitaliste, arbitraire et partiale.

Ceci exposé, la solution apparaît tout naturellement simple et évidente. On ne peut construire l’échelle avant d’avoir, au départ, décidé le nombre exact de barreaux dont elle sera composée. Autrement dit, deux salaires doivent être légalisés. En plus du salaire de base, il faut déterminer légalement un salaire maximum.

Ce salaire maximum une fois défini légalement, comme étant X fois le salaire de base, il est alors possible de loger dans une grille indéformable les différentes catégories de salaires à une distance appropriée entre le salaire maximum et le salaire de base et déterminer également sans difficultés le taux des rémunérations de salaires inférieures au salaire de base destinées aux travailleurs non qualifiés ou en apprentissage. En ayant procédé ainsi, on dotera l’économie du pays d’un système monétaire honnête et d’une monnaie de compte stable et sûre.

La première chose à faire dans ce but est naturellement de déterminer la valeur de X. Le salaire maximum sera-t-il le double du salaire de base ou sera-t-il le centuple ? Quel chiffre adopter ? Importante question, puisque de la réponse à cette question dépendra la forme de notre civilisation. Il nous faut donc passer en revue les avantages respectifs des deux tendances qui vont nécessairement apparaître dans un tel débat : écart léger ou écart marqué. On pourra alors avancer un chiffre moyen qui, il faut l’espérer, conciliera les deux tendances d’une manière presque unanime.

Si on adoptait un coefficient trop faible, cela reviendrait à minimiser exagérément les avantages pécuniaires que retirerait un travailleur attaché à étendre ses connaissances et à augmenter ses capacités professionelles. Si des études prolongées et des années de pratique accumulées n’avaient pour résultats palpables qu’une élévation trop modeste du niveau de vie, il serait à craindre que trop peu de travailleurs soient tentés de valoriser leur travail et de s’élever dans une hiérarchie des activités où les avantages matériels manqueraient de poids. L’accession à des postes privilégiés, au prix d’efforts continuels, n’est guère tentant si dans ces privilèges n’est comprise qu’une augmentation de salaire insuffisante. Décourager ainsi l’effort aurait pour résultat certain une carence profonde de spécialistes et de techniciens. Il n’y aurait plus un recrutement suffisant et le développement nécessaire et rationnel de l’économie en serait tari. Il est donc indispensable d’adopter un éventail de salaires suffisamment ouvert pour qu’une éducation professionnelle permanente soit considérée par chaque travailleur comme irréfutablement payante.

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Si par contre cet éventail des salaires est trop ouvert et que les avantages accordés à la qualification s’étirent au long d’une échelle démesurée, les inégalités de salaires entraîneront fatalement des inégalités sociales trop flagrantes. Il ne faut pas en effet oublier que l’objectif ultime d’un système économique humain consiste à réaliser dans les faits par une réglementation appropriée l’égalité sociale. L’éventail des salaires ne doit donc pas s’ouvrir au point de rompre la barrière morale qui doit retenir dans une seule et unique classe sociale l’ensemble des hommes.

Car la vraie question est là. En régime capitaliste la classification des salaires correspond à une classification sociale. L’organisation économique reflète l'organisation sociale du pays. Suivant son origine, chaque enfant, chaque adolescent, chaque nouvel arrivant a d’une manière générale son avenir fixé d’avance sur le plan professionnel. Il est prédestiné. Dans l’échelle des salaires il a sa place marquée à son nom et toute l’éducation qu’il recevra sera dosée de manière à l’ajuster convenablement dans le casier social auquel on le destine. La justice sociale, c’est autre chose.