[6. Une base stable]

Cependant un chapitre consacré essentiellement à la diversité des salaires ne peut se terminer ainsi, sans mettre en garde le lecteur sur la différence qu’il convient toujours de faire pour chaque travailleur entre le salaire qu’il perçoit et le revenu dont il pourra disposer. L’établissement d’une grille de salaires ne correspond en aucune façon à une limitation par voie d’autorité des revenus de chacun. Ce n’est qu’un point de départ, un point de comparaison à partir duquel on pourra départager équitablement les efforts individuels et collectifs déployés par tous et qui doivent dans des conditions normales être rémunérés honnêtement. Qu’il soit de 1, 2... ou de 5 piastres à l’heure, un salaire est en somme un minimum vital garanti, payable à intervalles réguliers, une avance nécessaire à valoir sur les résultats financiers de l’entreprise, avant même que toute répartition soit envisagée ou seulement même concevable. Essentiellement, cette grille de salaires apporte deux garanties capitales :

  • 1) Elle garantit la valeur de la monnaie; la stabilisation du coût de la vie exprimé en piastres dépend directement de la stabilisation de la piastre vis-à-vis du temps. En attribuant impérativement une échelle de valeur au travail des hommes en fonction de leurs capacités professionnelles, on obtient entre la piastre et l’heure d’activité un rapport fixe et de ce fait un élément de constance inamovible. Sauf, bien sûr, si l’on n’admet pas une fois pour toutes qu’il y a 60 minutes par heure; si l’on imagine que le temps est extensible ou compressible et qu’on peut le manipuler.
  • 2) Ladite grille introduit, sous une forme nouvelle et clairement assimilable, le fait que la courbe des salaires traduit l’évolution d’une carrière et non pas la situation de tel ou tel par rapport à celle de tel ou tel autre. Dans la Société d’aujourd’hui, chacun se voit attribuer par le système éducatif un objectif limité, et n’a par conséquent accès qu’à une instruction limitée. C’est le système du « chacun à sa place ». Il faut substituer à l’idée de place l’idée de carrière, au verbe « être » le verbe « devenir », le mouvement à l’inertie, le progrès au conservatisme. Pour passer à l’action à partir du souhait une réforme de l'enseignement est nécessaire et nous en aborderons l’étude un peu plus loin.

Voilà donc les deux raisons principales qui nous contraignent à donner à une grille de salaires des contours bien définis.

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L’on pourrait penser qu’une telle mesure compromettrait gravement les intérêts de beaucoup, en introduisant d’une façon tout à fait arbitraire un plafond, que d’aucuns trouveront singulièrement bas, à la légitime rémunération des services éminents que bon nombre d’entre nous sont à même de rendre et rendent effectivement à la communauté. Cela montre à quel point nous avons aujourd’hui tendance à considérer le salaire, ou les appointements, ou les rémunérations forfaitaires de toutes sortes, comme l’exacte mesure des services rendus. En fait, dès qu’on prône le partage des profits et dès qu’on admet que nul impôt ne doit venir en saisir une grande partie, le salaire change de sens. Ce ne devient plus le gain, mais un acompte sur le gain. Ce n’est plus qu’un minimum vital, qui témoigne d’une activité et qui crée en fin d’exercice social, des droits dans le partage du gain. Disons que dans un tel système, le minimum vital peut dans certains cas s’élever à cinq piastres par heure. Mais ajoutons ensuite qu’en ce qui concerne le gain maximum possible, il n’y a théoriquement pas de limites. Le gain dépend du profit réalisé et le profit réalisé dépend de l'importance des services que, par son activité, l’entreprise aura rendus aux consommateurs. De tels services peuvent être parfois énormes; ce qui revient à dire qu’il n’est pas possible de limiter d’avance un maximum aux gains réalisés. Bien qu’avec la répartition des profits, ces gains se dispersent entre de nombreuses mains, les calculs dont j’ai exposé plus haut la formule montrent clairement que tous ceux qui appartiennent aux cadres d’une entreprise, qui assistent le patron dans ses multiples tâches et le patron lui-même, peuvent espérer de leurs qualités propres une rémunération élevée, honnêtement acquise puisqu’elle aura été calculée a posteriori, d’après des chiffres comptables, et qui aura en somme comme contrepartie équitable les services rendus.