[7. Conséquences]

Les conséquences d’une telle organisation sont extrêmement importantes. En premier lieu, si ce système se répand, il finira pas s’imposer universellement, de telle sorte que le règne de l’or prendra fin en tant que valeur-refuge et instrument d’arbitrage; elle prendra fin aussi, cette activité improductive et vaine, qui consiste à tirer l’or à grands frais des entrailles de la terre pour l’enfouir à nouveau dans des caves blindées et gardées. Devenu une marchandise comme une autre et, ayant perdu ce qui fait son utilité presque exclusive, devant la masse considérable du stock mondial sa valeur va s’effondrer et l’or pourra enfin servir à ce à quoi il a été de toute antiquité destiné, à être le noble et inaltérable support matériel de l’œuvre d’art. Ainsi, on ne volera plus l’or mais l’objet d’art, la valeur artistique de l’œuvre étant infiniment plus élevée que le métal. Ce sera là une première victoire de l’esprit sur la matière et de Dieu sur Mammon. Pour que le Christ vive en nous, la sainte faim de l’or devra mourir. Servons-nous donc d’une langue morte pour parler de l’ « auri sacra fames ».

En second lieu, libeller en piastres les billets de banque, c’est inverser la situation établie aujourd’hui entre l’Institut d’Émission et le porteur de billets. Ce ne sera plus le porteur de billets qui prêtera sans intérêt à la Banque de France, c’est la Banque de France qui prêtera sans intérêt au porteur de billets. La Banque de France pourra changer de nom parce que sa situation aura changé du tout au tout. Elle ne tirera plus aucun avantage de la circulation fiduciaire et le rôle qu’elle devra continuer à remplir représentera pour elle des frais sans contrepartie. Son activité sera donc déficitaire. Ce déficit devra être comblé par le public puisque le service qu’elle rendra sera un service rendu au public. La Banque de France deviendra donc un service public disposant d’un budget de fonctionnement accordé par l’État, et il s’agit donc d’une transformation tellement fondamentale qu’un changement de dénomination apparaîtra indispensable. Déjà en 1936 on parlait de remplacer la « Banque de France » par la « Banque de la France ».

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Évaluer le manque à gagner de la Banque de France, c’est évaluer du même coup le bénéfice réalisé par les porteurs de billets. Ce bénéfice n’est naturellement pas représenté par la faculté que possède un détenteur de prêter ses billets à un tiers en réalisant de ce fait un profit. Cela c’est un profit qu’il peut réaliser même actuellement.

Le bénéfice dont je parle tient à la valeur légale de la piastre. Celui qui possède un billet d’une piastre est un homme qui a, à son actif, une heure de travail qu’il n’est pas obligé d’utiliser le jour même. Dans les stocks du pays tout entier se trouve la marchandise de son choix dont il peut devenir propriétaire à son gré à tout moment. Et tant que le besoin ne le pousse pas et que son choix n’est pas fait, il garde intacte la possibilité de le faire grâce à ce billet. Ce billet est donc pour lui un moyen de gagner du temps. Cela dans les deux acceptions du terme, c’est-à-dire que cela signifie qu’il n’est pas obligé de l’utiliser tout de suite, et cela signifie aussi, puisque le temps est la mesure du travail, et le travail l’origine de la richesse, que sur le plan strictement comptable il réalise, en gardant le billet par devers lui, un bénéfice, qui est exactement celui que la Banque d’Émission ne pourra faire dans ce système piastres/heures de travail.

Car, de deux choses, l’une : ou le coût de la vie diminue régulièrement, ce qui est dans l’évolution logique des choses quand le climat est pacifique et que la productivité progresse normalement, ou le coût de la vie monte, en cas de guerre et quand les moyens de production décroissent.

Dans le premier cas, conserver des piastres pendant un an équivaudra à obtenir des marchandises à un prix plus avantageux qu’en les achetant immédiatement. La marge bénéficiaire ainsi réalisée représente donc l’intérêt obtenu en thésaurisant le billet.

Inutile de dire que ce n’est pas là un argument en faveur de la thésaurisation, puisque, au lieu de thésauriser, on peut aussi prêter, ce qui augmente l’avantage acquis d’un bénéfice supplémentaire. En bref, avec une monnaie « piastre », l’intérêt d’épargner s’accroît, l’épargne grossit avec les conséquences heureuses qui en découlent, parmi lesquelles on doit noter celle-ci : c’est que la progression de la productivité engendre une progression nouvelle de la productivité, autrement dit, le mouvement de progression est un mouvement entretenu, qui se nourrit de sa propre substance. Voilà l’avantage de la monnaie « piastre », quand par ailleurs et par d’autres moyens la paix intérieure et extérieure, la concorde civile et internationale sont elles aussi assurées et développées dans des mouvements entretenus ; entretenus par le développement de la justice et de la charité, c’est-à-dire de l’amour fraternel de tous les hommes.

Dans le second cas (quand le prix de la vie monte régulièrement), l’intérêt du porteur de piastres serait évidemment de céder sans retard ses billets contre n’importe quoi, ou tout au moins de les prêter à un taux d’intérêt suffisant pour équilibrer ou surmonter d’un côté la perte qu’il sait devoir un jour subir de l’autre. Mais une telle règle de conduite, une telle défiance envers la piastre, que signifie-t-elle sinon une défiance envers le travail dont la piastre n’est que le signe ? C’est mettre la valeur du travail et de l’effort en doute. C’est dans une Société un cas pathologique et une situation à laquelle on doit remédier en s’attaquant aux causes profondes qui ont créé cette aversion. Et parmi ces causes, la non-répartition des profits des activités collectives n’en est qu’un exemple. Et la cause première de ces causes profondes est l’injustice. Et l’injustice naît quand on recherche d’abord le reste, et ensuite la justice. On récolte à la fois, et l’injustice, et la misère, et la division, et la mort.

Enfin, l’adoption de la piastre répond à un principe que je tiens pour nécessaire pour sauvegarder la liberté individuelle, pour contraindre les pouvoirs établis à ce mettre au service de tous, c’est-à-dire à empêcher que les pouvoirs exécutifs ne deviennent des pouvoirs législatifs. Quand, comme c’est le cas en U.R.S.S., l’État nationalise l’Institut d’Émission et que la monnaie fiduciaire n’est plus gagée que par la confiscation générale de toutes les richesses produites par la collectivité nationale, on aboutit à un régime social de contrainte parfaitement agencé. C’est l’instauration d’un capitalisme ultra sur le plan économique et d’une dictature absolue sur le plan politique. La richesse soutient le pouvoir, le pouvoir maintient la richesse. C’est en accumulant le capital et en unifiant le pouvoir que l’on fonde et que l’on parvient à maintenir une société esclavagiste. En ce qui concerne le capital, j’ai déjà parlé de son émiettement nécessaire. La monnaie-piastre représente la vraie solution pour exécuter d’une façon totale cette proposition essentielle de mon programme social. C’est dans des mains actives que le capital est né; c’est là qu’il doit demeurer.