[2. Impôts illusoires (fermiers généraux)]

[Les impôts sont :]

3) Illusoires quand ils prétendent servir la justice distributive en faisant une sélection entre riches et pauvres. Théoriquement, c’est une faute : ce n’est pas seulement reconnaître en fait l’existence de deux nations dans la nation, c’est une reconnaissance de jure. C’est légitimer l’ordre social et le consolider ; c’est s’installer dans l'inégalité sociale et l’accepter; bref, c’est du conservatisme social.

Pratiquement, les faits valident cette théorie car les impôts payés par les sociétés et par les personnes se retrouvent dans une élévation correspondante de leurs salaires ou de leurs frais généraux; et en conséquence dans le prix de vente de la production et des services rendus. En fin de compte les consommateurs les acquittent. Ce n’était pas là le résultat cherché.

Le résultat attendu, c’était en somme une diminution des inégalités sociales en appauvrissant les riches. S’il en était ainsi, la classe des riches se serait petit à petit amenuisée, puis éteinte, et les impôts sur les revenus ayant ainsi atteint leur but n’auraient plus eu de matière imposable. Si donc de tels impôts avaient été efficaces, ils eussent été provisoires. Et par conséquent, s’ils durent toujours, c’est qu’ils sont inefficaces; c’est que les riches ne s’appauvrissent pas, c’est donc qu’ils sont parvenus à faire payer par d’autres leurs dettes envers l’État; c’est qu’ils ne sont en fait que de simples intermédiaires entre l’État et le consommateur. Et, en tant qu’intermédiaires, ils réalisent un profit dans le transfert des fonds.

Devenus par nécessité collecteurs d’impôts, les imposables n’entendent pas en être de leur poche et organisent en conséquence leur budget personnel de telle manière que l’argent qui sort de leurs caisses, impôts compris, soit de l’argent qui y soit entré. Car toute la question est là. Le contribuable a comme l’État, mieux que l’État, le souci d’équilibrer ses dépenses et ses recettes ou plutôt de realiser un excédent de recettes. Il ne veut pas s’activer sans résultats et encore moins régresser financièrement.

C’est donc à partir de prévisions portant sur ses dépenses annuelles qu’il établira à quel montant son activité devra être rétribuée, en tenant compte naturellement du standing de vie auquel, pense-t-il, sa valeur professionnelle lui donne droit. Le calcul auquel il se livrera, autant de fois qu’il le jugera utile, aboutira toujours à exiger des rentrées d’argent supérieures aux sorties, autrement dit, à majorer ses prévisions de dépenses pour se réserver une possibilité d’épargne régulière. Pour lui, les impôts qu’il devra payer sont une dépense. S’il prévoit d’avoir à payer 10 000 F d’imposition, il majorera cette somme, comme il le fait pour toutes ses autres prévisions de dépenses. Les consommateurs paieront en définitive ces 10 000 F plus une commission supplémentaire, dont le montant sera proportionnel aux talents dudit contribuable.

Il ne s’agit pas d’un calcul théorique, ni d’une vue de l’esprit, car, même sans en avoir conscience, chaque employé à haut salaire, cadre ou fonctionnaire, réagit ainsi dans le réel, exactement comme s’il s’agissait d’un loyer élevé ou de la voiture convenant à son standing. Le calcul réussit, parce que, chacun faisant de même, la concurrence aux emplois supérieurs intègre cette donnée, et c’est tout naturellement que rémunérations et fonctions s’ajustent pour adapter contre vents et marées les niveaux de vie aux fonctions. Ce calcul est d’autant plus acceptable que les employeurs dont dépend sa bonne fin réagissent pour leur propre compte de la même façon. Et pour faire bonne mesure, pour être absolument sûrs qu’il n’y ait pas d’erreur, pour être certain que pas un sou versé à l’État ne soit strictement compensé par une rentrée d’un peu plus d’un sou, il y a aussi la ressource des frais généraux de l’entreprise, vis-à-vis desquels le fisc se montre quelquefois largement tolérant et aux crochets desquels il fait quelquefois bon vivre.

Bref, en économie, les miracles sont rares. Si on frappe les riches de lourds impôts et s’il y a encore des riches, c’est que les riches ont fait payer les autres à leur place. L’impôt progressif est un coup d’épée dans l’eau et ne peut jouer le moindre rôle dans l’égalisation sociale des revenus, bien au contraire. Rappelons-nous la manière dont les impôts étaient perçus sous l’ancienne Monarchie. Le roi imposait treize fermiers généraux très lourdement, à charge pour eux de se rembourser en faisant rentrer l’impôt. Ces fermiers se remboursaient naturellement, et par-dessus le marché s’enrichissaient, ce qui est tout aussi évident. Jamais pourtant les sujets du roi ne se sont imaginé qu’ « on faisait payer les riches », le rôle des fermiers généraux étant officiel, apparent, évident. Aujourd’hui ce n’est plus ni officiel, ni apparent, mais cela reste évident : chaque contribuable, même sans s’en rendre compte, est un collecteur d’impôts et par le truchement du prix des choses, chaque Français, riche ou pauvre, contribue, en fonction de ses dépenses à l’acquit des charges fiscales.