[2. Entreprise à capital variable]

Jusqu’à cet instant, je me suis préoccupé d’une seule chose : le partage équitable du profit. Il faut maintenant envisager une autre façon de partager le profit, où l’équité n’est plus en cause. Il s’agit de la division du profit, en deux parts. L’une qui est répartie selon les normes exposées précédemment, et l’autre qui n’est pas distribuée, qui reste à la disposition des dirigeants de l’entreprise et qui, jointes aux sommes procurées par le compte des amortissements, permettent de renforcer la situation financière de la société et de financer les investissements reconnus nécessaires.

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Les pourcentages de bénéfices à distribuer et à ne pas distribuer sont déterminés selon des critères purement économiques. Mais cette division des bénéfices en deux parties, ne doit pas mettre en danger l’exactitude du partage équitable. Il est nécessaire que les bénéfices non distribués à la fin d’un exercice social ne soient pas reportés sans partage à l’avantage des ayants droit des années suivantes qui ne seront pas exactement les mêmes et qui n’auront pas exactement les mêmes droits que ceux qui ont créé ce profit. Equitablement, les bénéfices non distribués doivent être cependant partagés.

Comme d’autre part, il n’est pas pensable d’ouvrir dans les livres de la société, un compte bloqué au nom de tous les intéressés; une seule solution s’offre pour résoudre ce problème. Elle consiste à procéder à une augmentation de capital, augmentation automatiquement couverte par le montant des bénéfices non distribués.

En opérant de cette manière, la distribution des bénéfices peut être totale. Mais, au lieu de recevoir uniquement du numéraire, l'ayant-droit recevra sen dû sous deux formes différentes. D’une part il touchera du numéraire, d’autre part un certificat donnant droit au bénéfice non distribué et correspondant naturellement au solde de ce qui lui est dû.

Des actions nouvelles représentant le bénéfice non distribué, sont donc émises par la société contre remise de certificats, dont l'ensemble correspond en valeur à l’ensemble des actions nouvelles.

Tous les associés auront ainsi la faculté, soit de vendre leurs certificats, soit d’en acheter. Leur liberté est totale et ces échanges de certificats s’effectueront petit à petit par le jeu de tractations particulières. Comme la valeur des nouvelles actions ne diffèrera pas de celle des anciennes, le marché des certiticats s’intègrera automatiquement dans le marché habituel du titre.

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Une telle méthode va, comme je l’ai annoncé, bouleverser encore le système économique actuel. Pour deux raisons principales :

  1. L’accession directe des salariés à la propriété de leurs instruments de travail. Ils peuvent participer peu à peu en tant qu’actionnaires à la gestion de l’entreprise, ce qui accroît le poids de leurs interventions lors des assemblées.
  2. L’entreprise ainsi modernisée, devient ipso facto une entreprise à capital variable. Cela a pour la conquête de la majorité au conseil, une importance qu’on ne peut sousestimer.

Théoriquement, il est loisible de supposer que tous les salariés en possession de leurs certificats de profit non distribué, vont s’empresser d’en réaliser la vente. Pratiquement c’est le contraire qui se produira; c’est à la fois une question de psychologie et de calcul.

Toutes choses égales d’ailleurs, une action a plus de valeur pour un salarié qui travaille dans l’entreprise en question que pour un autre épargnant. Ce salarié travaillera avec plus de joie et se trouvera bien placé pour suivre le développement de l’entreprise dans ses bonnes et mauvaises fortunes. D’autant, qu’en tant que membre de l’assemblée générale, en personne ou par mandataire, il peut suivre la marche de l’affaire sous un jour tout nouveau pour lui. Tout concourt donc, s’il se constitue une épargne, à le faire acquérir certificats et actions, qu’il s’agisse d’actions anciennes ou nouvelles, cela va de soi.

D’autre part, après l’intérêt personnel intervient l’intérêt collectif qui pousse le personnel de l’entreprise à participer à la gestion et, en fin de compte, à rassembler suffisamment de droits de vote à l'assemblée, pour disposer d’une majorité. La cogestion deviendra alors de l'autogestion.

Le seul fait de disposer, par le seul jeu de la masse des salaires, d’une influence non négligeable à l'assemblée, sans posséder même une seule action, est une véritable incitation à une politique de conquête.

Dans l’exemple choisi au début de cette étude, une masse salariale de 30 % sur le chiffre d’affaires global, représente déjà un pourcentage de voix groupées sur lequel, bien des conseils d’administration actuels seraient heureux de pouvoir toujours compter. La tentation donc de dépasser les fatidiques 50 % est incontestable. Les premiers pas seront les plus difliciles à faire; les suivants ne demanderont plus que de la pratique. Car le personnel tout entier se piquera au jeu et éprouvera les mêmes sentiments qui animent les nombreux chefs d’entreprise : détenir le contrôle d’une entreprise. À force d’épargner, à l’aide de la collaboration des anciens compagnons de travail à la retraite, l’objectif des socialistes d’avant Karl Marx, s’avère par conséquent, non seulement souhaitable mais possible. Sans bouleversement, sans coup de théâtre, par le libre jeu d’opérations tout à fait classiques, l’accession des travailleurs à la propriété collective et privée de leurs instruments de travail, deviendra l'aboutissement naturel de leur activité, Sur le plan économique, les salariés auront alors un but et cela transformera leur vie.

De tels pronostics s’inspirent du cours normal des événements qui se succèdent de la naissance à la mort d’une entreprise. Car l’entreprise n’est pas une chose inanimée. Si on la photographie, on n’obtient qu’un instant de sa vie, pour la connaître, il faut la filmer.

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À l’origine de tout établissement se trouve un créateur, groupe ou personne; le plus souvent, à l’époque actuelle, un ensemble de sociétés qui, après étude approfondie des besoins économiques du pays, découvrent l’intérêt d’une activité nouvelle et en établissent les plans. C’est la première période de vie d’une société, celle de la conception, on pourrait dire la période prénatale.

Quand le projet a pris corps, la première démarche à accomplir consiste à trouver les capitaux nécessaires à sa réalisation. Ces capitaux sont actuellement rassemblés le plus souvent par des banques et l’on peut procéder alors à la fondation de la société. Quand l’entreprise ensuite est en mesure de fonctionner, vient l’embauche du personnel à la suite des différents engagements préliminaires de cadres destinés à former l’ossature de l’entreprise.

La répartition des profits ne peut rien changer à un tel mode de création, qui n’a d’ailleurs aucun vice de forme et qui surtout ne peut se voir opposer aucune autre méthode. Par la suite, les banques, qui désirent rentrer en possession de leurs fonds, afin de poursuivre l’exercice de leur profession et en particulier ann de réaliser une nouvelle opération du même genre, offrent au public les actions qu’elles détiennent. À ce stade, commence alors la progressive appropriation des titres par le personnel salarié, jusqu’au stade terminal qui part du moment où le personnel est en mesure de contrôler la société et d’en assurer à l’avenir la gestion.

Remarquons le peu d'importance que représente pour les salariés l’existence d’une minorité d’actionnaires ne faisant pas partie du personnel, car cette minorité ne peut les déposséder du pouvoir. Il faut aussi remarquer qu’indépendamment de cela, l'appartenance sociale de ces actionnaires, au rôle, somme toute assez passif, ne sera pas différente de celle des travailleurs. Ce seront des travailleurs, en activité ou à la retraite, des fonctionnaires, des personnes appartenant à des professions libérales, des artistes, des enseignants, que sais-je encore, toutes personnes pouvant posséder une certaine épargne, un certain capital, pour dire le mot, mais qui ne pourront à aucun titre passer pour ce qu’il est convenu d’appeler des « capitalistes ». Ces actionnaires appartiendront donc au même et unique milieu social que les travailleurs en activité et n’auront rien de commun avec cette classe inactive et jouisseuse dont la source de revenus est l'exploitation de l’homme, et à qui la répartition des profits apportera le coup de grâce.

Double effet de la répartition des profits, puisqu’en retirant à une classe ses revenus, elle enrichira la classe ouvrière de tout le volume des profits retirés à l’ex-classe possédante. La classe ouvrière disparaîtra donc aussi, ses membres allant peu à peu grossir les rangs d’une classe moyenne nouvelle, unique, présentant des caractéristiques neuves et qui représentera la Société Française de demain.