[1. Et s'il y avait des pertes?]

Je ne puis dresser aujourd’hui la liste de toutes les objections qui ne manqueront pas de se manifester. Les règles de partage que je viens de définir seront contestées. Il semble cependant utile de répondre par avance à certaines critiques de manière à limiter les débats futurs.

Manifestement, on peut classer d’entrée de jeu ces objections ; certaines seront présentées par ceux que l’on pourrait appeler « les travaillistes » , les autres, par les défenseurs du capital, que l’on pourrait appeler, par euphémisme, « les libéraux ».

Analysons donc les objections émanant de ces derniers, et commençons par réfuter la plus commune de toutes, la première qui vient à l’esprit d’un employeur et aussi la plus facile à réfuter; elle s’énonce ainsi :

« Et s’il y avait, au lieu de profit, des pertes? Les salariés seraient-ils disposés à les subir, ou seraient-ils même simplement en mesure de le faire? »

Pour répondre à ces questions, commençons donc par définir la position de l'épargnant qui a souscrit à l’appel du fondateur de l’entreprise et qui a donc participé à la création du capital-actions.

Un épargnant a toujours le choix entre deux solutions :

1) Garder son argent par devers lui et ne courir aucun risque. Ceci en supposant, bien entendu, qu’il n’y ait aucune détérioration de la momiaie. C’est le cas de celui quithésaurise.

2) Prêter son argent, ce qui lui rapportera des intérêts. Il accepte de courir certains risques, plus ou moins grands selon la personnalité de l’emprunteur, selon les délais de remboursement convenus. Dans ce cas, le revenu est constant et les risques sont limités.

3) Enfin, il peut acheter des titres de participation, des actions donc, d’une société industrielle ou commerciale. Il souscrit à une émission ou reprend à des tiers des titres ayant déjà un cours sur le marché des valeurs.

Dans ce cas, il n’existe pas de clauses de remboursement liant envers lui la société qui a introduit les titres auprès du public. Il s’agit en second lieu, de valeurs à revenu variable qui offrent à l’acheteur des chances de gagner plus d’argent, en revenu et en capital, que s’il en avait prêté. Cette opération est donc, dans le bon sens du terme d’ailleurs, une spéculation. Ce mot peut ici être pris dans le bon sens du terme, parce qu’aux chances de gain correspondent des risques proportionnels, tandis que, dans le mauvais sens du terme, spéculer signilie jouer à coup sûr. Car on peut parler de jeu puisqu’il s’agit d’un pari. Et cela, l'épargnant le sait.

Mais, ce qu’il sait aussi, c’est qu’à la baisse, son risque est limité. Il risque de perdre jusqu’au dernier sou l’argent qu’il a placé de cette manière. Mais pas au-delà. Si l’entreprise fait faillite, les actionnaires ne sont pas tenus d’éponger les dettes de la société de leurs propres deniers.

--

Telle est la position de l’actionnaire d’une société à responsabilité limitée. Quelle sera en contrepartie la position du salarié.

1) Il ne peut pas garder son temps, le thésauriser. Car il doit exercer une activité pour vivre. Ceci est la différence essentielle, fondamentale qui distingue les droits du capital et du travail.

2) Il peut louer ses services. C’est la solution retenue par le système social actuel. Ce faisant, il court les mêmes risques que l'actionnaire sans contrepartie. S’il s’agit d’un contrat passé entre l’entreprise et une société de prestations de services, cette dernière peut se défendre car, les deux sociétés discutent du prix sur un pied d’égalité; dans ce cas, un prix forfaitaire est admissible, la loi de l’offre et de la demande étant licite. Du reste, il y a une différence notable entre le fait de louer des services ou simplement du temps.

Quoiqu’il en soit, cette solution n’est pas juste quand le salarié est poussé par la nécessité. Le forfait ne peut que lui être contraire car il n’est jamais en position de force. Même soutenu par un syndicat puissant, il sera toujours exploité.

De deux choses l’une : ou bien l’entreprise succombe à des charges excessives et alors c’est le chômage pour les travailleurs, ou bien elle prospère ; dans ce cas, c’est qu’elle vend sa production au-dessus du prix coûtant, et, en tant que consommateur, le salarié est défavorisé, son salaire n’est plus le juste salaire.

Par conséquent, le sort du travailleur oscille entre l’exploitation ou le chômage. Dans aucun cas il ne tirera profit de son activité. Toute la question sociale se résume dans ce dilemme et, fatalement, la résoudre consiste à adopter la troisième solution qui demeure la dernière possible : la participation aux bénéfices de l’entreprise.

3) Le salarié devient donc l’associé de l'actionnaire. Tous les calculs que j’expose dans cet ouvrage ont pour but de déterminer les conditions nécessaires pour que les fruits d’une telle association soient équitablement répartis. Car si cette condition n’est pas remplie, ce sera pure perte. Mieux vaudrait alors en rester au stade des adversaires, face à face dans un ring, que d’organiser des associations où l’avantage appartiendra aux plus malins. Il est utile de préciser cela, car les projets actuels d’intéressement aux bénéfices et de participation à la gestion se fondent sur des principes que l’on connaît de longue date : l’arbitraire et le forfait.

C’est une opération que le capitalisme entreprend avec, pour formule secrète : jeter du lest pour sauver les meubles. Ruse malhabile qui n’a rien à voir avec la recherche de la justice et qui ne peut que retarder l’avènement de la paix sociale.

--

Pour en revenir aux pertes qu’une entreprise peut subir, il importe avant tout de bien distinguer les choses.

1) Il s’agit de déficits chroniques qui, en se multipliant aboutissent un jour à une suspension d’activité. Dans ce cas, le partage des profits n’a plus de sens puisqu’il n’y a pas de profits, l'actionnaire qui a couru des risques calculés a perdu, le salarié, lui, aura perdu son emploi après avoir perdu son temps. Sa « participation aux pertes » est donc évidente. Mais, dans un tel cas, qu’on me permette une remarque : une entreprise qui meurt a d’abord été malade. Ce cas relève donc de la pathologie. Si son déficit tient à des causes naturelles, elle doit disparaître; sinon elle doit être soignée et, si elle guérit, cette entreprise rejoindra les rangs des entreprises bien portantes, c’est-à-dire celles qui font des bénéfices.

2) Parmi ces dernières, il peut évidemment arriver qu’un exercice social se solde par des pertes ; qu’une période plus ou moins longue soit une période de vaches maigres. Mais si ce n’est que provisoire ou accidentel et que les pertes soient en fin de compte épongées, le principe du partage n’est pas mis en cause puisque finalement il y a profit. Il suffit que l'établissement des comptes recouvre toute la période qui a été nécessaire pour combler les trous du déficit et édifier enfin un résultat positif.