[2. Transformation radicale]

Pour régénérer une telle contestation il est donc primordial de bâtir un programme où la destruction du capitalisme constituera la clef de voûte du combat. Il devient urgent d’agir, car ce qu’on appelle la réforme de l’entreprise a pour but essentiel de consolider l’ordre capitaliste, en laissant subsister dans la réorganisation projetée de l’économie le principe essentiel du système; les profits d’une entreprise servent à rémunérer le capital de cette entreprise, le salaire des travailleurs est la seule part à laquelle ces derniers ont droit.

Il s’agit de contredire cette prétention de façon péremptoire, de façon définitive, et, pour cela, il ne faut pas se servir des arguments de Karl Marx. Du moins à l’état brut, sans les modifier profondément. On tombe sinon dans l’erreur inverse qui consiste à refuser au capital toute rémunération. Or il ne faut pas confondre capital et capitalisme. Le capitalisme est un système économique, une méthode; le capital représente essentiellement les outils de travail nécessaires à l’activité du travailleur, donc un des éléments indispensables à la production.

C’est ce que les auteurs socialistes du début du siècle dernier avaient bien compris. Leur mot d’ordre était : la reconnaissance du droit des travailleurs à la propriété de leurs instruments de travail. Ces défenseurs du droit des travailleurs n’avaient donc pas peur du mot « propriété » et quand Proudhon déclarait « La propriété, c’est le vol » il pensait à toute autre chose.

En répudiant cette conception en 1848, Karl Marx a tout simplement jeté les bases du plus absolu des capitalismes. L’État socialiste moderne est l’achèvement du capitalisme, l’autocratie d’un seul patron s’exerçant sur une classe ouvrière dont on a au préalable organisé le désarmement général. La bourgeoisie anéantie, c’est contre un peuple prolétarisé par la doctrine marxiste que s’est immédiatement appliquée la dictature du prolétariat. Marx a par sa propagande, prolongé de plus d’un siècle le règne de l’argent.

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D’autre part, il est absurde de s’attaquer à ce qu’on appelle « la loi du profit », le profit étant en fait le motif de toute activité humaine, le but normal de tout travail librement consenti et en fait, sa récompense. Ce qui est condamnable, c’est que le travail de l’un profite à l’autre. Voilà l’injustice. Il y a deux façons de supprimer cette injustice. La façon de Marx qui supprime le profit purement et simplement. Dans ce cas on ne travaille que si l’on y est obligé, contraint et forcé. C’est tomber en esclavage et, s’il est juste que l’homme soit libre, la façon de Marx de supprimer une injustice consiste à s’appuyer sur une autre forme d’injustice.

L’autre façon de supprimer l’exploitation d’un être par un autre, qui consiste à protéger le profit individuel contre l’envie jalouse des autres, c’est précisément l’objet de cet ouvrage d’en faire la description. Aujourd’hui, quand un ouvrier ne perçoit que son salaire et qu’il l’utilise à sa subsistance, en conformité avec le genre de vie que des autorités bienveillantes lui ont préalablement alloué, il n’est pas plus riche au 31 décembre qu’au 1er janvier de la même année. Son profit est nul et toute son activité s’assimile à celle de l’écureuil qui inlassablement tourne dans une cage. Avec une différence toutefois, l’écureil n’a rien produit; il n’est pas exploité.

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En définitive, l’ordre présent est condamnable et la société doit être transformée d’une manière radicale. En 1976 il y aura 40 ans que les conquêtes ouvrières de 1936 ont ouvert une ère nouvelle dans les rapports entre patrons et ouvriers. Pratiquement, tous ceux qui ont vécu ces moments historiques ont disparu ou sont à la retraite. Rares sont, dans les ateliers ceux qui ont participé à ce qu’il faut considérer comme une grande victoire sociale. L’immense majorité des travailleurs d’aujourd’hui est prête pour un nouveau combat. Il convient aujourd’hui de les armer d’une doctrine.

1) Le premier point de cette doctrine concerne la répartition des profits réalisés par les entreprises à but lucratif, autrement dit, le partage des bénéfices réalisés à la suite des activités professionnelles de tous. À l’accumulation des richesses, organisée méthodiquement par les économies capitalistes ou socialistes, doit succéder une organisation de répartition, d’émiettement des richesses. Après la récolte, les semailles. À chacun son dû. Ce n’est qu’après un partage équitable du produit, qu’il devient licite de rassembler ses forces pour de nouveaux travaux en communauté. De cette manière seulement, la propriété privée accessible à tous devient possible et les libertés individuelles s’en trouvent consolidées.

2) En second lieu se place une réforme profonde de la fiscalité. Les services que l’État est chargé de rendre le sont au bénéfice de tous. Le prix de ces services ne doit pas être proportionnel aux capacités de production. Ce serait, c’est du reste, une amende qui pénaliserait le travail et l’effort. C’est la consommation qui doit être taxée. Ainsi chacun contribuera aux dépenses de l’État proportionnellement à ses propres dépenses. Ainsi l’indispensable lutte contre le gaspillage disposera d’un point d’appui solide. L’écart entre la production et la consommation s’agrandira. En conséquence, l’épargne augmentera, le loyer de l’argent baissera et chacun profitera de l'abaissernent des coûts de production qui en sera le résultat inévitable.

Dans un ordre différent, et comme on le verra par la suite, une telle réforme s’appuie sur des considérations d’un autre ordre, toute question d’efficacité mise à part, les droits de la collectivité vis-à-vis des particuliers ont besoin pour se matérialiser d’arguments d’ordre moral que je compte développer au cours de cet exposé.

3) Face aux attaques des syndicalistes ouvriers et des partis de gauche, le capitalisme a su tirer profit avec adresse des troubles monétaires provoqués à partir de 1914 par les deux grandes guerres mondiales. L’instabilité de la monnaie lui a permis de survivre. Au XIXème siècle et jusqu’en 1914, les salaires étaient payés en or. Si bas qu’ils aient été, les employeurs payaient comptant, en espèces sonnantes et trébuchantes, comme l’on disait. Les augmentations représentaient une amélioration réelle du sort des ouvriers. À l’heure actuelle, où la monnaie dite « flottante » descend marche après marche l’échelle de sa valeur, la hausse des salaires ne coûte rien aux employeurs tout en les auréolant de libéralisme. Les salariés encaissent avec satisfaction leur supplément de salaire, dépensent avec mauvaise humeur un supplément de vie chère et au bout de quelques mois tout recommence. Chacun se rend compte qu’il s’agit d’un jeu, mais il ne se trouve personne pour le faire cesser. Il apparaît donc nécessaire d’y mettre le holà.

4) Voilà donc déjà trois points essentiels qui déterminent des bases de départ solides pour une attaque en règle de l’ordre établi et faire aboutir ce qu’il convient bien d’appeler une révolution sociale. Mais il est nécessaire de compléter ce programme par une revendication supplémentaire. Je veux parler de ce qu’on appelle l’éducation permanente.

Il est naturel et nécessaire, dans n’importe quelle société, qu’il existe des salaires différents, proportionnés à la qualité du travail fourni par le salarié. Mais il n’est pas juste que certaines catégories de salaires soient considérées comme des « chasses réservées », que d’autres catégories soient le lot du commun des mortels, qu’enfin les salaires les plus bas ne tentent plus désormais que des immigrés ou des gens réduits à leurs dernières ressources.

Tant qu’il y aura des « classes » il y aura lutte de classes. Si l’on veut la paix sociale, force est donc de convenir qu’il est nécessaire de démolir les barrières de classes. Ces barrières sont évidemment édifiées et entretenues par des différences d’éducation, elles-mêmes créées par des différences de niveau social, évidemment basées sur des différences de revenu. Pour accéder aux emplois bien rémunérés, une partie de la jeunesse dispose d’ascenseurs, aux autres de tenter leur chance marche après marche, et dans des limites de temps assez strictes.

Si les différences d’éducation s’amenuisent au point de disparaître, toutes les conséquences ci-dessus évoquées vont s’écrouler comme châteaux de cartes. Mais un tel objectif demande une restructuration fondamentale de la société telle que nous la connaissons et vaut par conséquent la peine qu’on lui consacre aussi un chapitre ou deux. Le quatrième point de contestation sociale, bien que constituant comme une sorte d’arrière-garde des trois premiers, représente cependant le couronnement d’une victoire grâce à laquelle la nation tout entière se réconciliera avec elle-même.