[1. Le régime capitaliste]

Nous vivons actuellement en régime capitaliste. Il est important de le rappeler car il est bien difficile aujourd’hui de rencontrer quelqu’un se déclarant partisan d’un tel régime. Pourtant, c’est la vérité. Moyennant un salaire indexé sur un certain standard de vie, calculé proportionnellement à la qualité de leur travail, des millions de travailleurs assument presqu’entièrement l’activité économique du pays; ils assurent ainsi la prospérité d’une oligarchie.

On n’ose plus qualifier d’exploiteurs leurs employeurs tant ces derniers sont mis en coupe réglée par l’État. Ce n’est qu’en se salariant eux-mêmes qu’ils parviennent à s’abriter des exigences croissantes du fisc. Pour la plupart d’entre eux, le régime capitaliste est devenu, au fil du temps, une très mauvaise affaire. Ils paient aujourd’hui leur intransigeance d’hier.

Cependant, toute la puissance financière du pays se trouve canalisée et va gonfler un budget d’État pléthorique. Voilà bien l’accumulation capitaliste des richesses si violemment dénoncée par Karl Marx. Rien décormais ne peut, sur le plan économique, être librement entrepris. Toute action de ce genre demeure subordonnée à l’agrément du pouvoir politique. Le régime capitaliste est devenu un régime politique de dirigisme à outrance, un régime de capitalisme d’État. Désormais c’est la Nation toute entière qui subit l’exploitation de son activité. Comme le disait le Pape Paul VI dans son encyclique « Populorum Progressio », « la civilisation actuelle accroît la richesse des riches et la puissance des forts en confirmant la misère des pauvres et en ajoutant à la servitude des opprimés ».

Comme de bien entendu, les salaires eux-mêmes n’échappent pas à l’avidité du fisc; l’argent gagné par le travail contribue à grossir le Budget. Et une publicité outrancière s’efforce et réussit à remettre en circulation ce qui reste au contribuable, soit en le poussant à la consommation, soit en récupérant l’épargne en vue d’investissements totalitaires. Comme l’intérêt servi aux épargnants subit, lui aussi, une ponction fiscale et que la baisse constante du pouvoir d’achat récupère bien au-delà le revenu ainsi accordé, tout espoir d’affranchissement est refusé à celui qui travaille si ce n’est par la fraude ou la spéculation. Il se trouve contraint de subir des lois d’un système économique implacable et de travailler à temps plein pour simplement assurer sa subsistance et sa survie. Encore lui faut-il de temps à autre faire grève, pour exiger que son salaire soit réajusté.

C’est grâce à cette centralisation de plus en plus rigoureuse de l’économie et de la finance que l’État est devenu l’unique dispensateur de tout Bien et, par une pente naturelle, la proie des économistes. Pour ces derniers, nos personnes ne comptent pas, mais nos biens. Comme le dit une publicité largement diffusée, « c’est votre argent qui nous intéresse ». Nous n’existons pas, seuls les chiffres moyens présentent une réalité, les statistiques, le PNB, les taux d’inflation ou de croissance. L’éducation et la formation des spécialistes est réglementée de manière à répondre aux besoins des Plans successifs d’organisation arbitraire du pays. Car les plans de l’État sont les lois morales de la nation; les responsabilités de bonne marche de notre économie sont prises par des irresponsables souvent inamovibles. L’avenir du pays se détermine au fil des années dans un climat d’affairisme. Quant au peuple, c’est l’attente de la retraite qui lui tient lieu d’espoir. Chacun attend pour vivre que sa vie active touche à sa fin.

À quoi se raccrocher en effet, quand l’opposition qui attend son tour de Pouvoir ne cache pas sa volonté de nationaliser plus encore les secteurs privilégiés de l’économie et de conduire plus rapidement à leur perte les petites entreprises qui s’efforcent au milieu de difficultés de toute nature de garder une certaine indépendance. Le capitalisme d’État représente la condition essentielle de la prise du pouvoir par l’idéologie marxiste et détermine l'écrasement total des libertés personnelles, liberté de pensée incluse. En renversant l’ordre bourgeois, le marxisme n’a donc pas renversé le capitalisme; il se l’est simplement annexé. La voilà bien l’accumulation des richesses, grâce à laquelle une dictature peut s’imposer et se maintenir. En 1870, l’année de la naissance de Lénine, Bakounine prophétisait déjà : « Prenez le révolutionnaire le plus radical et placez-le sur le trône de toutes les Russies, ou conférez-lui un pouvoir dictatorial (...) et, avant un an, il sera devenu pire que le Tsar lui-même » 1.

Aucune constitution ne peut protéger un peuple si elle sacrifie le droit à la propriété privée, rempart indispensable des libertés publiques. Ce n’est pas à l’État de salarier la Nation; c’est à la Nation de verser à l’État un salaire proportionné aux services que l’on attend de lui.

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Quand les luttes électorales, entre ce qu’il est convenu d’appeler les « partis de progrès » et ce qu’il est convenu d’appeler la « droite traditionnelle » ne parviennent plus à masquer l'authentique communauté idéologique des uns et des autres en faveur d’une hégémonie de plus en plus renforcée de l’État, tout au moins sur le plan économique, il devient nécessaire que la contestation se manifeste par d’autres moyens que le choix d’un bulletin de vote. C’est ainsi que, d’une manière imprévue, la jeunesse de 1968 est descendue dans la rue, plongeant le gouvernement, et l’opposition du gouvernement, dans la plus extrême des surprises. Aucune contradiction de ce genre n’était crainte ni même prévue, de même qu’en 1973 la crise du pétrole a pris le contre-pied de toutes les prophéties des ordinateurs. Rien d’étonnant à cela. Nous sommes instruits et gouvemés par une génération qui a perdu le sens de l’humain. Quand il devient clair que la formation des jeunes consiste à les préparer d’avance à accepter de bon gré un collier, voire même une muselière. Il est pourtant aisé de prévoir le rejet de l’ordre établi par tous ceux qui, trop jeunes encore, ne sont pas chloroformés par les habitudes prises et la propagande officielle.

Mais une révolution sociale qui ne s’appuie pas sur un programme positif de réformes, qui se contente de dire « non » au présent et qui compte sur je ne sais quelle improvisation désordonnée pour aborder sur des rives lointaines et encore inconnues ne peut pas réussir. Une réussite est le résultat d’un effort continu vers un but nettement délini. Place à l'imagination! criaient certains. Précisément l'imagination était absente au rendez-vous. Les contestataires avaient pris conscience du présent. Mais pour guide vers l’avenir, ils n’avaient choisi aucune étoile.

  • 1. Cité par D. Guérin, L’Anarchisme, p. 30, Coll. Idées NRF. [ndla]